Bruce Gilden, la rue comme biotope

L’approche de cette recherche reposent sur plusieurs interrogations: La photographie de rue peut-elle relever de la culture urbaine? Quelle rapport la photographie entretient-elle avec l’urbain? Qu’est-ce que la rue en photographie ? Comment cet espace urbain et cette discipline matérialisent-ils leur rencontre?  Pour y répondre, observons l’œuvre du photographe américain, Bruce Gilden.

« I’m known for taking pictures very close, and the older I get, the closer I get. » Bruce Gilden

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New  York City- September 17, 2001- Man walking in the Wall Street – BRUCE GILDEN

La photographie de rue

La photographie de rue relève, à son origine, du reportage photographique. Elle est un genre à part entière et non un courant car il n’y a pas d’esthétiques communes. En effet, elle repose sur différents axes de conception. Elle se distingue, en termes de styles et de registres, dans le sens où, les références vont de « l’instant décisif »[1] de Cartier – Bresson, à la spontanéité, la rencontre « volée » mais aussi à la scénarisation de l’espace avec une logique de contrôle.

Histoire, matériel et origines

Chaque photographe apporte sa contribution dans la détermination du processus car, à cela s’ajoute l’importance majeure du matériel utilisé, du Leica à la fabrication d’appareil ou encore l’utilisation des Lomos, des téléphones portables… Elle est née à la fin du XIXème siècle et continue de prospérer encore aujourd’hui. Elle doit son existence à la dimension sociale qui l’a définie. Elle est cette trace historique et sociale interdépendante de notion telle que la liberté. Elle constitue un pan historique en photographie très important d’autant plus qu’elle est célèbre aux États-Unis, en Europe et en Asie.

Pour certains, elle surgit dans les années trente, pour d’autres elle est américaine car il y a une distinction étymologique à faire entre Street photography et photo de rue, les américains du nord seraient les grands puristes de cette discipline…

Pourtant, elle est plus ou moins née avec Eugène Atget[2] en France, à Paris car il a transformé le regard que l’on porte sur une ville. La rue sera à comprendre ensuite pas les espaces urbains qui constituent le visage d’une ville, la rue comme culture. Il faudra attendre Walker Evans[3] -qui s’intéressa de très près à son œuvre- au milieu des années 50 pour qu’Atget soit reconnu comme un grand photographe.

[1] Définition de l’acte photographique qui a influencé la photographie de rue; [2] Jean Eugène Auguste Atget est un photographe français né en 1857  et mort en 1927 à Paris. [3] Walker Evans (1903/1975) est le photographe des anonymes, de l’Amérique en crise des années 1930.

La photographie documentaire a longtemps été perçu tel un sous genre, au même titre que la photographie elle-même au regard de la peinture. Ce qui pose encore aujourd’hui la question sur la dimension artisane ou artistique du travail d’Atget…. Il n’en demeure pas moins qu’il est le père de la photographie moderne.

Aux États unis,  la « New York School of Photography » – institution non officielle mais qui permit la constitution de plusieurs groupes avec la présence notamment de Robert Frank[1] – amène comme idée première, celle de rompre avec les restrictions propres à l’ancien langage, casser le cadre, le déformer et s’intéresser à une diversité de populations.

En 1947, à Paris, est créé Magnum Photos, une coopérative photographique, par Robert Capa, Henri Cartier-Bresson, George Rodger, Rita et William Vandivert, David Seymour et Maria Eisner. Un an plus tôt, Bruce Gilden naît à Brooklyn, il rejoindra l’agence Magnum en 2002. Magnum c’est la référence absolue du photo journalisme qui conçoit la photo comme un document et comme une œuvre d’art.

Elle fut rejoint dans les années 70’ par Depardon, Koudelka, les années 80’ par Gruyaert, 2000’ pour Antoine d’ Agata, Trent Parke et Gilden…Soit autant de regards internationaux hétéroclites d’exception.

[1] Robert Frank, un des photographes les plus influents. Son livre « The Americans » publié en 1958 a marqué un tournant dans l’histoire de la photographie.

La rue est une iconographie

Weegee[1], Usher Fellig est un photographe autodidacte. De 1923 à 45, la rue est son vivier, il s’intéresse aux démunis, à la ségrégation raciale aux États-Unis. Son regard est instinctif. Voyeur de génie, il montre un monde en proie aux turpitudes. Il dresse alors le 1er portrait nocturne  d’une ville, celui de New York. Il ne croit qu’en l’instantanée. Il saisit tout, tous -de la victime, au policier, témoins, passants. L’idée est d’émailler le mythe américain en participant toutefois à la naissance du photojournalisme. Ce qui nous conduit à regarder ce que peut produire une ville, et combien on stigmatise une partie de la population – les pauvres, les exclus- combien de victimes sans visages évoluent sur ces aires urbaines.

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On ne peut s’empêcher de faire un lien avec la photographie d’Alphonse Bertillon, criminologue français, fondateur du 1er laboratoire d’identification criminelle en créant précisément l’anthropométrie judiciaire.

Bertillon, c’est le meurtre par l’image et les assassins définis par des détails, des portraits, la cartographie du crime et son fichage. La rue est cet espace d’insécurité stratégique.  Gilden, c‘est tout cela à la fois. Une cartographie des exclus. Une réflexion sur la question de la laideur,  La laideur sociale et la laideur en histoire de l’art.

Avec Bruce Gilden, s’agit-il d’esthétiser le disgracieux, le repoussant ou de le faire « voir » ?

Umberto Eco indiquait que  « L’art permet de rendre aimable la laideur du monde».

Gilden montre le rejet dans toute sa violence. Observons ces deux images. La 1ère est un portrait d’une victime de meurtre faite par Bertillon et la seconde, un visage allongé au sol conçue par Gilden. L’analogie est alors flagrante entre ces deux images de femmes qu’un siècle sépare, toutes deux victimes à l’identification d’autant plus difficile qu’elles sont inconnues et étaient, avant cette photographie, invisibles. Gilden, c’est alors le portrait documentaire dont les visages photographiés incarnent la tragédie des oubliés.    

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[1] Photographe américain, né en 1899 et mort en 1968.

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La rue comme Biotope

« Un biotope correspond à un milieu de vie délimité géographiquement dans lequel les conditions écologiques (température, humidité, etc.) sont homogènes, bien définies, et suffisent à l’épanouissement des êtres vivants qui y résident (appelés biocénose), avec lesquels ils forment un écosystème. Une mangrove, un étang, une dune, une haie, une plage sont autant de biotopes. »

Pour Gilden, une photo de rue, c’est celle qui « sent vraiment la rue, où l’on peut sentir la crasse. »  La rue serait à appréhender comme un biotope car c’est seulement là, dans cet espace géographiquement délimité où les conditions seraient homogènes afin que des êtres vivants puissent former un écosystème au sein de cet environnement.

Là, où l’Homme serait « donné à être vu »

S’agit-il d’une démarche humaniste à l’instar de Leon Levinstein ? Où une façon de donner à recevoir la disqualification sociale, les exclus que sont les pauvres, les délinquants, les suicidaires, les alcooliques ou encore les marginaux ?

Gilden répond  « J’ai toujours aimé les outsiders, les opprimés, ceux qui ne sont pas comme tout le monde ».

La rue c’est cet autre monde où chacun se voit, se rejette, s’ignore et se montre. Un lieu de monstration sociale où ne sont pas conjurés les « autres ». Où la laideur, même s’il n’est pas aimée, à le droit de citer.

La rue c’est aussi le pouvoir. Une polysémie qui permet d’intégrer des espaces, des zones, des frontières invisibles mais symboliques où se joue une sociabilité certaine et interactive consciente ou inconsciente.

La ville face à ses marges

Des freaks de Diane Arbus, photographe américaine notoire, en passant par Nan Goldin, la marge devient centrale. Des visages, des corps, monstrueux ou malades.

Entre réification et déification, le corps devient objet d’étude.

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Jimmy Paulette and Misty in a taxi- NYC, 1991, Crédits Nan Goldin

Il faut montrer les addictions, les travers, le désenchantement. Arbus exposa ceux qui sont relégués dans l’ombre, Goldin c’est la vie sans protection, entre obsession et délabrement, l’humain qu’on ne veut voir.

Gilden, sans pitié, trace son chemin sur des sillons quasi analogues. Il se présente, face à nous, une authenticité existentielle, un révélateur  qui nous saisit comme une œuvre d’art, quelque chose « qui saisit et retient le regard. »

Claudine Sagaert[1], dans son ouvrage Histoire de la laideur féminine, nous invite à considérer la laideur comme un outil de stigmatisation.

« Comme si, la laideur par-delà la douleur, la pauvreté, la maladie, l’indécence, l’exclusion, la malformation, la vieillesse, étaient devenues au quotidien des sujets dérangeants, dont le seul terrain possible de révélation ne pouvait être que celui de certains artistes. »

La laideur c’est aussi « la vie dans sa fragilité, sa vulnérabilité, son dénuement,  son impudeur et sa violence.

[1] Claudine Sagaert est Docteure en sociologie «  Histoire de la laideur féminine, éd. Imago, 260pp.

 NEW- York

Peaux imparfaites, cicatrices, cernes, les gueules cassées sont là, criantes de vérité. D’autres physiques existent ! Images déstabilisantes, cadrage hyper serré, couleur saturée et contraste forcé pour contrat moral. Gilden frappe sur l’indifférence de notre société.

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Quel est notre rapport aux autres ?

Sous la lumière crue du jour, dans cet espace qu’est la rue au cœur d’une ville à la symbolique aussi puissante en termes d’esthétique que New –York.

Un pas en arrière, une expérience de rencontre singulière, nous recevons l’autre en plein visage.

Le flash est important pour l’artiste, car il lui permet de montrer clairement à ses modèles qu’il est en train de les photographier. Il respecte ainsi leur droit à l’image, pourrait-on dire.

Il interroge la manière dont différentes personnes partagent le même espace urbain.

La rue entre en politique

LIVRE – « FACE, BRUCE GILDEN – Dewi Lewis Publishing, Londres, 2015

Les images extrêmes de ce livre nous plonge dans une série impitoyable. Des portraits plein cadre, ceux des battus, des blessés de la vie – pauvres, privés des droits civils, parfois sous le coup de l’alcoolisme ou de toute autre dépendance.

Ce livre pose question : est-ce un catalogue d’humains ? Ou un pur geste politique ?

La reconnaissance des exclus est, pour Gilden primordiale, c’est aussi un moyen, pour lui, de canaliser sa propre violence par la création. Ses portraits sont aussi un autoportrait de l’auteur. Dans ces visages, il voit celui de sa propre mère avant qu’elle ne se suicide.

Ce catalogue est implacable, perçu comme cruel par certains, est une catharsis nécessaire pour Gilden. Cette laideur, c’est celle qu’il connait depuis son enfance, témoin de scènes de conflits.

La méthode Gilden, avec l’utilisation du flash qui consiste à accentuer tous les défauts, est aussi un acte de dénonciation de nos propres habitudes.

Nous détournons le regard, indifférents ou inquiets devant cette humanisation étrange qui nous dirait : « Vous ne pouvez pas nous faire disparaître avec des filtres photo numériques et des plateformes de médias sociaux qui agissent comme un filtre du monde réel, en éliminant de votre communauté tout ce qui est déconcertant. »

Dans ce contexte, le livre devient « un réseau inversé, un réseau fantôme, un réseau de portraits que l’on ne voit jamais sur Facebook ».

Le livre réplique à la pose lisse des images si faciles à marquer d’un « like » sur les médias sociaux, en résonance à la façon dont Emil Nolde, Max Beckmann ou George Grosz ont montré les « gueules cassées » de la première guerre mondiale.

Il se veut un avertissement de ce qui peut nous attendre si nous fuyons toute empathie et « filtrons » ces images.[1]

[1]Citations extraites du Livre – Face

Où est passé l’homme ?

Bruce Gilden a développé un amour de la rue, c’est, selon ses dires, sa deuxième maison.

L’énergie unique des rues l’a hypnotisé, une énergie qui peut momentanément exposer quelque chose à l’intérieur des gens qui reste généralement caché.

Le photographe a une passion pour l’humain, il aime les gens, les vieilles dames excentriques, les gueules cassés, les prostituées et les gitans. Sa démarche consiste en une mise en accès d’une beauté ignorée.

Tout ce qui, de prime abord, est considéré comme laid, bizarre ou marginal.

Le spectateur est d’entrée de jeu face à une réalité sociale qu’habituellement, il refuse de voir.

Sa pratique correspond à un changement symbolique dans la manière de considérer un visage, une scène par le prisme de la rue.

Ici, le plein cadre de l’ouvrage Face est un réquisitoire contre la norme

Il faut se placer pour casser, choisir la rupture quant au discours photographique avec l’utilisation de la couleur, quasiment conspuée par la majeure partie des photographes de rue, de William Klein à Daido Moriyama.

Opter pour la rupture avec la notion de cadre – plan serré, absence de décor, contre-plongée extrême…Il ne peut y avoir de dramaturgie de l’espace.

Chez Gilden, pour ses portraits new-yorkais, la rue est cette dissonance, elle est l’unique espace. Pourtant absente du cadre, elle s’inscrit dans ces cernes, ces creux, ces cicatrices comme autant de stigmates.

Elle est ce lieu de vie impitoyable où l’espèce humaine évolue dans ce qu’elle a de plus organique.

Rien n’est à l’arrêt, la vie continue de traverser ces espaces/visages rendus disponibles par leur en-présence urbaine.

Une photographie humaine

Gilden, c’est une photographie physique, au même titre que la rue serait une épreuve.

Une analogie naturelle entre l’épreuve photographique et l’affliction née de la rencontre au sens où Eugène Smith[1] l’entendait.

« Je n’ai jamais réalisé une photo – bonne ou mauvaise – sans devoir la payer par une tourmente émotionnelle. »

Le travail de Gilden peut aussi s’approcher d’une « Anthropométrie » – terme inventé par Pierre Restany pour nommer ce que Klein désignait comme « la technique des pinceaux vivants » – Une mesure du vivant que l’artiste veut communiquer.

Les empreintes directes sur sa photographie sont ces visages.

L’idée étant d’obtenir une mesure objective de ce qu’est la rue comme espace d’évolution.

Sa manière d’occuper l’espace public peut se rapprocher d’ une requête disruptive à comprendre comme une dissidence et non comme une optimisation de l’existant à la manière de Vivian Maier[2].

Ici, il s’agit de prélèvements de marques, de « langages » physiques sur un territoire. Ces marqueurs d’identification sont les traces sociologiques d’un passage. Pour cela, il prend, saisit, s’attaque et nous jette aux visages ce que nous recevons usuellement ainsi : « couvrez ces hommes, que je ne saurai voir ».

[1] Eugène Smith (1918-1978) est un photojournaliste américain; [2] La rue chez Maier est perçue comme un terrain de jeu.

Qui laisse une trace, laisse une plaie[1]

Hors des cadres, Gilden est à la fois admiré et rejeté, il travaille seul et semble profondément marqué par un travail psychologique pulsionnel.

Sa méthode le place indubitablement dans une autonomie, il possède une marque de fabrique unique et difficilement imitable.

Il est un portraitiste hors pair qui déjoue les catégories de classement.

Un lien, avec Roland Barthes dans son ouvrage La Chambre Claire et son iconographie spécifique, peut être fait.

En effet, les images de La Chambre Claire sont un « manifeste visuel » contre « La Grande famille des hommes », l’exposition mythique d’ Edward Steichen[2].

Ce qui n’est pas sans nous rappeler la discipline apparue dans les années 1980, les visual studies.

Gilden prend position contre cette perception qui cloisonne et s’oppose à la photographie comme medium à même de rendre intelligible une expérience humaine.

  • « The Family of Man » dresse un portrait de l’humanité, insistant sur les différences entre les hommes mais aussi leur appartenance à une même communauté. Elle s’organise autour de 37 thèmes tels que l’amour, la foi en l’homme, la naissance, le travail, la famille, l’éducation, les enfants, la guerre et la paix. L’intention de Steichen était de montrer d’une part l’universalité de l’expérience humaine, mais aussi la formidable capacité de la photographie à rendre compte de cette expérience humaine universelle.

Cependant, dans la manière de concevoir le regard, Gilden nous emmène vers Ralph Ellison[3], dans Homme invisible, pour qui chantes-tu ?

« Je suis un homme qu’on ne voit pas…. Je suis un homme réel, de chair et d’os, de fibres et de liquides…. Je suis invisible, comprenez bien, simplement parce que les gens refusent de me voir ».

[1] Citation de René Char, [2] Edouard Steichen (1879-1973) est un photographe et peintre américain.[3] Ralph Ellison (1914- 1994) est un auteur américain lié aux Visual Studies.

Les « couleurs » de la photo rue

La photographie de rue de Gilden correspond à l’évolution de cette forme artistique mais reste profondément marquée par une logique innovante en termes de matériel, de parti-pris de la couleur et de cadrages.

La couleur, en photographie de rue, a longtemps été maltraitée, jusqu’à ce que Saul Leiter[1] s’y attaque. Il est considéré comme le pionner bientôt rejoint par William Eggleston[2] puis par Harry Gruyaert[3] (membre de l’agence Magnum depuis 1981).

La couleur se fait, malgré tout, très rare. Gilden la considère comme un élément essentiel pour exhorter son message.

Matériel

Les cadrages de Gilden peuvent faire penser à ceux de Bill Brandt dans le sens où celui-ci exacerbait l’expression de ses clichés en leur faisant subir des distorsions ou des recadrages violents.

Ses gros plans sont la transfiguration du corps humain fondu dans son environnement.

Son matériel le plus connu reste un Kodak grand angle avec lequel Bill Brandt réalisera ses célèbres nus anamorphosés.

« Frustré  par  les  appareils  modernes  et  les  objectifs qui  semblaient  élaborés  pour  imiter  le  regard humain  et  une  vision  convenue,  je  recherchais  partout  un  appareil  avec  un  très  grand  angle.  Un jour,  dans  un  magasin  d’occasions  près de  Covent  Garden, je  mis  la  main  sur  un  Kodak  en  bois vieux de 70 ans. J’étais aux anges. Comme les appareils du 19e siècle, il n’avait pas d’obturateur, et l’objectif grand angle, doté d’une ouverture minuscule, était réglé sur l’infini. »

Gilden se passionne pour le Leica comme beaucoup, beaucoup de ces prédécesseurs et contemporains (Capa, Cartier – Bresson, Frank, Eggleston, Klein, Rodchenko, Goldin…)

Les images floues, les cadrages impensables qui viennent bouleverser les personnages entrant dans le champ, les compositions verticales que n’autorisent pas les photos à la chambre ou au Rolleiflex.

Bref, un appareil qui vient mettre à mal les règles de la bienséance photographiques. Il incarne « la révolte contre la photo posée, le statisme, l’ennui.

Le Leica bouge avec le corps, il est ce “prolongement de l’œil” dont parle Henri Cartier-Bresson.

Toutefois, Gilden, avec son flash Vivitar surpuissant, parvient à traduire l’anamorphose de la société, non pas une image déformée comme celle de Bill Brandt mais une représentation picturale d’une « déformation » sociologique, celle d’individus soumis à la contrainte.

Les cadrages de Gilden ne cessent de déjouer les codes du portrait.

La restitution du réel est altérée par la portée symbolique. La place du personnage, dans la fugitivité de sa vie, capte immédiatement l’attention car l’autre, devant nous, n’est pas captif mais bien inscrit dans un mouvement.

Une image comme un document humain, porteuse de mystère, à même de nous proposer une composition qui nous traverse grâce à sa représentation mentale.

[1] Saul Leiter (1923- 2013) est un photographe américain, [2] William Eggleston est un photographe américain née ne 1939, [3] Harry Gruyaert est un photographe belge né en 1941.

La photo de rue, l’empire des signes

La photographie est devenue une pratique résolument populaire, la photo de rue connaît à nouveau, le succès mais cette discipline est, en réalité, très singulière.

Combien de maîtres de la photographie de rue se partagent le titre, comment proposer, rivaliser ?

Gilden ne répond pas à cela.

Pour lui, il faut être ingéré par la rue pour parvenir à la restituer.

S’approcher au plus près des gens au point qu’ils ne réalisent pas qu’ils sont photographiés. Se fondre et avaler. Eblouis par le flash, ils sont l’expression d’un nouveau vocabulaire formel.

Selon Gilden, Il faut avoir la peau dure pour être un photographe de rue, se laisser faire, être agresser verbalement voire physiquement parfois, recevoir les remarques les plus  acerbes, des menaces.

Il semble exister des attitudes propres à chaque pays voire à chaque ville. Paris est une ville qui le rend nerveux dit-il.

La photo de rue de Gilden porte en elle notre inconnaissance, qui, par un langage connu- celui du portrait- nous permettra d’accéder à la lucidité.

Il observe les traits, les visages et s’intéresse à ce que peut fabriquer un système comme transgression elle-même déprise de ce dernier.

La marge n’est pas un résultat ou une victime collatérale mais elle existe en soi et pour soi. En étant ce révélateur, Gilden agit en dissonance.

Sa photographie est une forme d’art urbain au sens où elle est une expérience visuelle extrinsèque, un changement symbolique dans la manière de considérer l’espace, les gens.

La ville, la rue sont à appréhender à un véritable biotope indépendant.

Son travail est un catalyseur des problèmes sociétaux car il est à la fois porteur de valeurs communes impliquant les notions de respect, de liberté et un nouveau langage démocratique « in-situ ».

Une reconsidération d’une «  creatio ex materia », -création à partir d’un matériau ou d’un substrat préexistant-La mise en portrait des invisibles de notre société.

Un processus où l’homme serait à envisager comme espèce menacée.

La rue est à deviner comme un habitat, un espace de conservation in-situ et ex-situ (nouvel environnement) qui ferait se rencontrer des environnements.

Photographie de rue, une culture urbaine ?

La photographie de rue est, en soi, interdépendante de la ville, d’un espace urbain. Pour autant, si nous devions définir l’acception culture urbaine par ce qui n’est pas encore institutionnalisé. Le travail de Gilden ne correspondrait pas à ce postulat.

Il reçoit des commandes notamment dans le monde entier, fait partie de l’agence Magnum. Son travail est exposé et édité- en France, sa dernière exposition était en 2015 dans le métro parisien, fruit d’une commande de la RATP.

Par ailleurs, la rue est revendiquée à la fois comme source et comme lieu d’expression.

Elle constitue un espace privilégié pour son travail.

Sachant que depuis des siècles, la rue est un espace culturel pluriel, « d’apprentissage, de rencontres, d’imagination, de créativité et de spectacles »[1].

On ne peut pas envisager que la photographie de rue soit dite émergente.

Néanmoins le travail de Gilden reprend une esthétique qui se construit sur d’autres images, comme nous l’avons vu précédemment avec les « citations » de Bill Brandt et Bertillon, ce qui, en soi, indique une volonté d’évolution, de renouvellement de l’expérience de « rue ».

L’image change de narration. La photographie de rue, au même titre que les pratiques relevant de la culture dite urbaine, interroge notre rapport à la ville.

Gilden s’affirme comme une minorité par sa technique inhabituelle, et peut être perçu tel un gêneur.

La ville « se vit différemment, il n’y a pas qu’une seule norme même s’il n’existe qu’une seule loi. »[2]

La culture urbaine est à comprendre comme une culture polymorphe et mouvante, en cela, la photographie de rue, même si elle n’est pas « répertoriée » en tant que telle, relève bien de cette définition.

Elle est, au même titre, vivante, se nourrissant des autres, et volontiers disruptive. Si nous reprenons les points stipulés dans le rapport remis au ministre de la culture et de la communication de mars 2007 – Mission « Cultures Urbaines », nous pouvons désormais avancer que la photographie de rue est à part.

[1] « Réflexions autour des Cultures urbaines » – Claire Calogirou p.26.-282, parution Journal des anthropologues, [2] Ibid.
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Capture d’écran Mission « Cultures Urbaines »rapport au ministre de la culture et de la communication, mars 2007

Cet ensemble permet d’interroger quelques points et d’en infléchir d’autres.

La photo de rue, par le prisme de Gilden, fait référence au territoire urbain.

Elle ne résulte pas de synergies en vue de la création d’une identité collective, elle exprime, peut-être, un besoin de reconnaissance (Gilden est très connu pour cette partie de son travail) et a pris son essor en marge des réseaux officiels (à ses débuts).

Gilden est autodidacte (il prend des cours du soir dans la New York School for Visual Arts. C’est un ancien étudiant en sociologie qui a fui son université, il est arrivé à la photographie après avoir vu le film Blow up d’Antonioni.).

Le spectateur vit une expérience brutale à la découverte de ces photographies très « corps à corps. » 

Ses photographies sont connues pour leur style rapidement identifiable: frontal, expressionniste, flashé, citadin.

Elles contribuent à renouveler et à diversifier la discipline.

Infléchissent-elles les systèmes économiques de diffusion de la culture ?

Un exemple : En 2006, Gilden signe le numéro de « Fashion Magazine », la mode est un milieu qu’il a largement documenté et qu’il compare à la mafia sicilienne. Le sponsor du magazine est le groupe PPR (groupe détenu par François-Henri Pinault, devenue Gucci Group aujourd’hui baptisé Kering).

A la question «Quelle est votre marque préférée?»

François-Henri Pinault répond: «Toutes les marques du Gucci Group

Gilden répond: «La seule marque qui vaille, c’est celle qu’on imprime au fer rouge sur le bétail….»

Pour finir, se distinguent-elles au travers des codes, manières, modes, règles et comment ? Nous répondrons à celle-ci dans la partie suivante.

 

La gloire suit la vertu comme une ombre [1]

La photographie de Gilden dépend de contextes de production particuliers. En effet, la question des contextes de production des normes esthétiques et la relativité de ces normes est centrale nous souligne Philippe Le Guern[2].

Pour Hebdige, si l’expression artistique et le plaisir esthétique sont liés à la destruction/recomposition des codes existants, alors, les sous-cultures participent activement de ce processus, même temporairement puisqu’elles sont toujours menacées de récupération par les industries.

La photographie de rue peut-être associée à une sous-culture au regard de la photographie dans son ensemble.

Au même titre que le Rock ou encore le Punk, dans le sens où, les produits de la sous –culture redéfinissent « l’expérience et la valeur esthétique conçue comme infraction aux codes dominants ».

Cette activité populaire, culturelle est devenue artistique dès lors où la photographie elle-même s’est trouvée bouleversée dans sa définition d’un point de vue technique et esthétique.

Hedbige rappelle que toute forme d’art – légitime ou populaire – trouve sa place dans des configurations historiques, sociales et économiques spécifiques.

Bruce Gilden, avec ses images, est un acteur social, cependant  les spécificités de son travail  ne sont absolument pas remises en question.

Il est un révélateur politique qui se sert (commandes) et est utilisé (image insufflée) par des industries en contradiction parfois totale avec ce qu’il dénonce.

Peut-être est-ce là une attitude digne de la « déconduite » : rétorquer à ceux qui crée le malaise dans nos sociétés (le milieu de la mode par exemple qui prône un idéal de beauté, de réussite raciste par manque de diversité et d’égalité) qu’ils sont à son service et non l’inverse.

Au vue de l’état de nos sociétés toujours moins efficiente à force de produire une mise en concurrence humaine systématique, s’impose la nécessité de définir le progrès humain autrement.

« En France, les penseurs et militants de la décroissance, qui prônent un mode de vie plus simple et plus riche de sens, voient ainsi croître leur audience, tant auprès des partis de la gauche antilibérale que parmi le grand public. »[3]

A l’écoute des maux de notre société, Gilden fait preuve d’un certain militantisme et participe à la réhabilitation des oubliés.

Cicéron avait-il tort lorsqu’il prononça « la gloire suit la vertu comme une ombre » ?

La question est toujours ouverte.

La photo de rue possède des codes qui lui sont propres, au point, parfois, d’être exposée dans des lieux dits inhabituels/ espace non dédié (exemple le métro parisien pour la commande RATP passée à Gilden en 2015).

Mais, dans la majeure partie des cas, elles relève d’une institutionnalisation classique (dans le sens où elle est exposée et achetée par des galeries, musées et grands collectionneurs).

Une question se pose encore, celle de sa réception.

Cette photographie est très certainement plus grand public que la photographie plasticienne par exemple car elle repose d’une part sur des critères figuratifs et non conceptuels et d’autre part sa narration est autant sociologique, historique qu’artistique.

[1] Citation de Cicéron –Né en 106 av. J.-C. et assassiné en 43 av. J.-C. – est un homme d’État romain et un auteur latin, [2] Dans son ouvrage « Dick Hebdige, l’empire des signes et la pensée vintage »Dick Hebdige, Sous-culture. Le sens du style Zones, Éditions La Découverte, Paris, 2008 (traduction française de Subculture. The meaning of style, 1979), [3] « La décroissance, une idée qui chemine sous la récession » d’Éric Dupin – Le monde Diplomatique, aout 2009.

Bruce Gilden & Roland Barthes

La photographie de Gilden agît tel un révélateur de plaies, un miroir non déformant de notre société en ce qu’elle produit de plus injuste.

Un monde où des visages ne seraient plus uniformisés ou retouchés mais dévoilés tel les échantillons d’une dernière espèce.

Une survivance héroïque des freaks d’hier, une humanité émaciée mais vivante représentée par un medium contesté hier, en proie à de multiples bouleversements depuis ces dernières décennies, et amené à disparaître au profit du medium son –érigé en grand avenir.

Alors Gilden, se sert des dernières forces d’un médium en danger en le propulsant avec ce qu’il a de plus puissant à ce jour :

L’image et ce qu’il lui reste de sa capacité d’absorption.

Nous assistons à la fin du règne de l’icône et à sa fascination intrinsèque. Le pouvoir d’attraction qu’elle suscite le place en héros des heures menacées de l’homme et de la photographie.

La rue est peut-être le dernier espace urbain où peut prendre forme cette ultime rencontre.

Cet « ensemble » menacé qui nous amène une dernière fois à nous interroger sur ce que Barthes, dans La Chambre Claire indiquait avec ces trois points de vue vis-à-vis d’une photographie :

Operator – celui qui prend la photo, Spectator – celui qui regarde la photo et le Spectrum – la cible, le référent de la photo.

Avec Gilden, nous sommes cette tierce personne au même titre que lui et que celle qui se trouve en face de nous.

Nous sommes ces trois rôles : nous sommes Gilden, nous sommes cet autre et nous sommes cette cible.

Ce visage nous perce dans nos perplexités et convictions. Nous voilà plongés dans une confusion quant à ce qui est considéré comme relevant de la loi photographique.

La personne photographiée serait, à la fois, celle qu’elle croit être, celle qu’elle voudrait qu’on croie qu’elle est, celle que le photographe croit avoir devant lui et celle dont il se sert pour « montrer » son art.

A l’aune de l’extinction, de l’obsolescence, c’est la disparition qui semble plutôt se raconter à nous sans qu’aucune interférence de croyances ne prennent formes ni ne fassent loi.

Gilden,  par son expérience urbaine, nous amènerait à voir le corps, celui de la ville, celui qui s’y déplace, qui  s’y expose et qu’elle a crée.

Un dernier point subsiste. Comment pouvons-nous encore être surpris, provoqué et saisi par ce travail ?

Que reste-il de subversif ?

Cet objet concret est transformé (personne photographiée) en objet abstrait (photographie), d’objet réel en objet irréel. Est-ce cette immobilité du référent qui nous assaille ?

L’objet (le portrait photographique) restant immobile « protesterait de son ancienne existence » (personne photographiée) et s’accrocherait au spectateur.

Est-ce cette représentation imminente de la mort?

La photographie, en cela, se rapprocherait du théâtre primitif ( lié au culte de la mort). Cette rencontre avec ces visages repose -t-elle sur cette forme anthologique? Ou est-ce la folie de ce réalisme absolu, quasi originel, qui nous fait dévier ?

Gilden est ce dernier informateur, cet intrus qui nous parle de la mort, de la notion de valeur de notre vie.

Il nous adresse ces hommes et femmes comme des messages.

Ces exclus, que la société traite comme comme des déchets, des pollueurs, sont ce qu’il nous reste. Ce que nous recevons, comme expérience spectatorielle, seraient les deniers visages d’hommes.

Ce que nous pouvons lire serait ce que l’ensemble de la population partage et partagera comme état de la civilisation.

La culture urbaine pourrait se caractériser par une diversité de modèles culturels qu’offre la ville pour reprendre les propos de Claire Calogirou.

Gilden, avec son projet Face, nous livre un recueil « analogique » des épreuves humaines que traversent ses concitoyens.

Analogique à comprendre comme opposé à numérique, deux paradigmes qui ne peuvent plus se comparer.

La ville est l’espace de saisissement de cette narration.

Gilden incarne les restes d’une photographie, en proie aux mutation, qui se sait conspuée dans ses démarches d’esthétisation à outrance et adulée pour les valeurs populaires qu’elle continue de véhiculer.

Il est à cette frontière physique et temporelle où le substrat subversif qu’il dénonce est également  l’unique moyen de mettre en liaison ces deux mondes.

Il est un agent, cohérent, de liaison entre nous et l’état de nos sociétés.

Un photographe de rue qui serait un témoin précieux d’une « lutte anthopogène »[1].

Est-elle une « lutte de pur prestige menée en vue de sa reconnaissance par l’adversaire ? »[2].

Peut-être. Ce qui pose, en soi, un double problème, d’une part, au sujet des visages photographiés et d’autre part, sur le medium lui- même utilisé.

En effet,  selon la pensée lacanienne, il faut bien que le vaincu ne périsse pas pour qu’il fasse un esclave.

Là, nous avons sous les yeux, les vaincus, les esclaves de nos sociétés montrés grâce à un medium, esclave en devenir.

Ce résultat iconographique prend effet au sein de notions telles que l’espace public et celles des territoires spatiaux et symboliques qu’il suppose.

Nous pouvons alors nous interroger si la subversivité ne repose pas sur la place de la mort dans nos espaces communs.

Le caractère négocié (accord entre le photographe et le photographié) de cette opération trouve place dans la rue, celle qui abolit la distance avec le public.

La transgression résulterait de cette extraction de notre espace partagé.

Ce lieu où l’émanence de la mort n’a rien d’intime. Cette mise à disposition se retrouvant ainsi propulsée, n’aurait, qui plus est, rien de provisoire.

La sensation de remise en cause des normes d’usages porterait en elle le germe de la nuisance ultime:

La mort, un tabou de nos sociétés, est une notion indissociable à tout objet photographique.

[1] Expression du philosophe Alexandre Kojève à propos de la pensée d’Hegel sur la question de la lutte à mort dans Lutte pour la reconnaissance, [2] A. Kojève

 

Isabelle Pompe, 2018

Cet écrit n’est pas libre de droits.

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ANNEXES

Barthes, Roland- 1980, La Chambre Claire, éditions Cahiers du cinéma, le Seuil

Le Guern, Philippe, Paris, 2008, Dick Hebdige, l’empire des signes et la pensée vintage »Dick Hebdige, Sous-culture. Le sens du style Zones, Éditions La Découverte. (Traduction française de Subculture. The meaning of style, 1979) Université d’Angers et laboratoire G. Friedmann, Paris 1-CNRS.

Nowak, Raphaël, Dick Hebdige, Sous-culture : Le sens du style, p. 291-293 – 2008 [1979], Paris, La Découverte, 156 p. Traduit de l’anglais (américain) par Marc Saint-Upéry.

Calogirou, Claire, Réflexions autour des Cultures urbaines, p. 263-282, Journal des Anthropologues.

SITOGRAPHIE

Dupin, Eric,  La décroissance, une idée qui chemine sous la récession- Aout 2009, Le Monde Diplomatique

Dupuis, Claude, «The Family of Man»: réflexions autour des usages et de la patrimonialisation d’une exposition photographique controversée – Diacrone n°19-3, 2014.