Dans la même verve que les articles (pages) consacrés à « l‘expérience du spectateur« , j’ai souhaité relater une série de « face à face avec l’Image ». Pour l’image mouvement, vous pouvez découvrir celle qui concerne Le Cri, Antonioni.
Il s’agit, présentement, d’une rencontre avec une œuvre photographique.
Pour l’instant, aucune indication ne sera portée à votre connaissance, seule sera l’image.
J’ai fait face à cette photographie lors d’une exposition à Jumièges en Seine-Maritime en 2016. Beaucoup de questions et de sensations m’ont parcourues à cette occasion. Elles persistent encore aujourd’hui. A ce stade, l’important n’est pas de savoir qui en est l’auteur, ni de comprendre la pertinence de son titre où encore de parvenir à la situer dans le temps.
Une œuvre est « seule » lorsqu’elle se présente à vous.
D’ailleurs, au regard du droit d’auteur, l’œuvre, existe pour elle-même, dans le sens où, il est interdit de porter atteinte à son intégrité.
Lors de cette expérience de 1 ère rencontre, son auteur ne doit pas créer d’incidence.
Avant de détailler le contexte et les conséquences de cet échange, je vais tacher de spécifier certains éléments afin de positionner l’œuvre dans un champ, puis je vais m’aviser de caractériser cette expérience.
Dépasser la forme
Art visuel ou art plastique, où « ranger » la photographie dont nous allons parler ?
La question de la forme, de la discipline, du champ se pose. Convenons d’un postulat de départ qui placerait la photographie comme champ disciplinaire relevant de l’art plastique.
Toutefois, cette forme est associée, de manière instinctive, à la peinture ou à la sculpture. La perception de l’artiste, en tant qu’auteur et producteur d’une œuvre est, à cet instant, intéressante. Comment voit-il sa production? Poursuivons, cette image n’est pas une photographie plasticienne dans le sens où la technique, le medium utilisé, n’est pas au service d’un art plastique.
Une question de rapport
La photographie définie par les arts visuels serait à recevoir comme étant « visible », perçue par la vue. Autant pour la vidéo, le cinéma (pour l’image/mouvement), je peux comprendre cette désignation. La « bande » passant, l’image n’offre pas les mêmes clefs de compréhension. Une autre immersion s’effectuera avec la notion de flux et avec les apports d’autres mediums, comme le son, par exemple. Pour la photographie, les choses ne fonctionnent pas ainsi.
Une œuvre picturale fixe c’est un rapport à un support. Lors de ce « face à face », nous nous déplaçons en fonction de l’emplacement et du support lui-même. Nous changeons de point de vue, de poste d’observation voire de posture.
Nous sommes à même de constater, si elle a lieu (si nous y sommes sensibles), une évolution, un passage d’ un état de la « matière à un autre« . Lorsque nous nous approchons, elle livre, libère davantage d’informations.
Un glissement va s’opérer dans ce tête-à-tête, ce, d’un côté comme de l’autre. La durée du « face à face » crée des sas, des zones temporelles.
Ces mêmes laps vont altérer notre position et notre réception de l’œuvre. Elle nous livrera ses détails, ses secrets, elle s’imprimera en nous. Le temps passé à étudier cette image ne va pas nécessairement de pair avec la prise en compte du mouvement.
Nous pouvons parfaitement être « attrapés » spontanément par une œuvre. Les transports qui vont se jouer sont fugaces et déterminants.
Par le prisme de ce regard, nous nous agitons, ressentons, nous éprouvons voire nous nous attachons. La vue demeure, dans ce contexte, largement dépassée.
Ne cherchons donc pas à savoir ce qu’elle est, ni à quelle forme elle appartient. Cette image nous attire, nous aimante. Nos yeux s’attardent, cherchent, fouillent, et notre corps, pendant cette expérience, est traversé.
Le contact est davantage organique que mentale. Cette image relève de la peinture au sens, où s’est apposé sur nos yeux, un tableau.
Caractériser la rencontre
Formuler, verbaliser pour essayer de définir une position, un état, une attitude?
Comment délimiter les conditions de cette rencontre, à quoi l’associer: sommes-nous confrontés? A quoi ? Quel rapport « physique » nous entretenons face à une œuvre plastique, par exemple, accrochée au mur? Pourquoi ressent-on le besoin de s’en approcher, de s’éloigner, pour quel motif ? Pour mieux voir, pour mieux s’en imprégner? Pourquoi celle-ci plus qu’une autre?
C’est le caractère, parfois magnétique, de la rencontre qui m’a rappelé, pour l’expliquer, mon tête à tête avec une œuvre du photographe Harry Gruyaert.
Comme un regard vers un autre, nous sommes happés par ces couleurs, cette lumière ou ces contrastes et nous ne parvenons pas à nous détacher du souvenir. Est-ce une réaction physique ? Est-ce ce temps passé devant elle qui nous l’a fait mémoriser?
Nous sommes rentrés dans ses détails, ses tours, ses lignes? Nous avons pénétrés son intimité.
Ces questions, et à dire vrai, ne m’intéressent pas. Ce qui compte, pour moi, c’est notre manière d’interpréter, de raconter, de transcoder ce que nous recevons comme influx, informations et émotions.
Nommer voire renommer
J’ai ressenti cette image comme une puissance suffisamment évocatrice pour agir comme un marqueur. Une œuvre qui symboliserait une partie du travail d’ Harry Gruyaert en tant que créateur d’une photographie physique.
Refaisons connaissance avec cette photographie avec, cette fois-ci, son identité complète.

Le lieu de la rencontre
Afin de comprendre le contexte de réception, il convient d’apporter le plus d’informations possibles quant au lieu concerné par cette expérience de rencontre.
Henri Cartier-Bresson, Harry Gruyaert, Guy Le Querrec, Martin Parr… Tels étaient les noms qui jalonnaient la programmation de l’exposition « Portrait de la France en vacances » présentée à l’abbaye de Jumièges par le Centre des arts visuels du 25 juin au 13 novembre 2016.
L’histoire iconographique de cette monstration commence en 1936 pour s’achever en 2016.
Situer cette rencontre dans le temps, également, au regard du lieu.
Un peu plus tôt, en mars 2016, le centre lançait sa saison photographique avec « En/quête d’identité », une exposition sur le portrait contemporain, en lien avec le festival Normandie Impressionniste dont la thématique était consacrée au portrait.
Depuis, ce lieu ne cesse d’explorer l’histoire de la photographie jusqu’à ses dernières productions contemporaines, plaçant ainsi, cette organisation comme structure de référence pour le territoire normand en matière d’exposition photographique.
Situer la photographie comme discipline au regard de son statut
Cette discipline est une activité artistique qui possède un statut particulier et qui peine aujourd’hui encore à s’affranchir de la domination de la peinture. Il suffit pour cela de constater comment est considérer la photographie documentaire en France. En outre, ce medium, relativement peu soutenu, voit d’ailleurs, régulièrement, son avenir compromis du fait des difficultés que rencontrent les structures spécialisées qui le représentent. [1]
Par chance, la photographie occupe une belle place en Normandie. Sa programmation est gage d’accessibilité et participe de, ce fait, à l’identification et à la découverte d’artistes majeurs.
[1] 2016 : Le Musée de la photographie Niepce est en danger car il ne possède plus les moyens pour assurer sa mission.
Harry Gruyaert
Photographe contemporain belge né en 1941 à Anvers, il rejoint l’agence Magnum en 1981[1] . Après des études à l’école du cinéma et de photographie de Bruxelles au début des années 1960, il travaille pour des documentaires de télévision.
Les photographies de Richard Avedon et Irving Penn l’incitent à devenir photographe de mode.
A Paris, en 1962, l’univers de la mode lui convient un temps, puis, il dira de ce denier :
« Tout cela manque singulièrement d’ouverture au monde”.
C’est lors d’un voyage au Maroc, qu’il a la révélation, il consacrera à ce pays, deux ouvrages, et indiquera qu’il existe “une fusion entre population et paysages. Les habitants étant mêlés au paysage dans une harmonie de couleurs, c’est le Moyen-Âge et Bruegel à la fois”.
» Vers l’âge de 20 ans, fuyant une Belgique qu’il jugeait trop étroite, il décide que la photographie sera son moyen d’expression, qu’avec elle il traduira et construira sa quête de connaissance et de sensualité. » Propos Maison Européenne de la photographie, 2015, Rétrospective H. Gruyaert
Harry Gruyaert vu par Raymond Depardon [2]
« Harry et Paris ».
Harry est un ami ; les premières fois que nous nous sommes rencontrés à Magnum à Paris, il m’a montré quelques photographies qu’il venait de prendre dans la rue. Je connaissais déjà son travail sur la Belgique, le Maroc et les États-Unis, mais j’ai été frappé par son regard sur la capitale française : il y avait quelque chose de dur et à la fois de réaliste dans ces photographies d’une ville qui ne voulait pas se voir en couleur de cette manière- là.
Elles étaient à l’opposé des clichés du Paris historique ou de l’humanisme rassurant des photographes des années 1950. Harry m’a alors confié qu’on lui conseillait même de cesser de photographier Paris…Trop de couleurs voyantes, trop de solitudes.
A cette époque, j’étais loin de faire des photographies en couleur dans la rue, mais longtemps j’ai gardé ces images en tête. J’avais déjà tourné plusieurs films documentaires autour des institutions politiques et policières. Je savais que ces photographies de Harry Gruyaert étaient justes, déjà trop justes. »
[1] Crée en 1947, par Robert Capa, Henri Cartier-Bresson, George Rodger, Rita et William Vandivert, David Seymour et Maria Eisner, Magnum Photos est une coopérative photographique, elle fut la première de ce genre à voir le jour. [2] Extrait du livre « Magnum » de Brigitte Lardinois, éditions de La Martinière, 15/11/2007, 567 pages.
Démarche artistique
Il vient de là, Ostende, la peinture flamande, ses cadrages et ses cieux. Un belge qui confère à son pays de naissance un noir et blanc pour débuter sa carrière au prétexte que tout le monde y est gris.
C’est cette absence de couleur qui lui sera donnée à mesurer alors qu’il se confronte au Maroc, Aux États- Unis, là où elle se fait expérience humaine.
« La densité, le désespoir, la composition, l’attitude… L’impact de l’image est ce qu’il y a de plus important, plus important qu’un visage comme dans la tradition humaniste française. »Ajoute-t-il.
Féru de peinture (il cite les paysagistes hollandais du XVIIe siècle, Brueghel, Bonnard, Matisse), il développe une alternative coloriste surprenante, ocre et rouge et vert et bleu sont les tempos qui viennent rythmer sa production iconographique.
Il reconnait manquer d’affinité pour la monochromie bleue du ciel, «pas assez complexe», préférant sculpter ses images avec ombres et lumières.
Photographie et cinéma
Gruyaert est un grand admirateur d’Antonioni, à ce titre, en 2007, la Cinémathèque française, en collaboration avec l’agence Magnum, organisait une exposition, « L’image d’après : le cinéma dans l’imaginaire de la photographie », mettant en lumière la relation entre la photo et le cinéma.
Harry Gruyaert y présentait une installation vidéo alternant ses propres clichés réalisés depuis 30 ans, des scènes de films d’Antonioni et des images d’un film en 16 mm, tourné en 1965, derniers instants d’une histoire d’amour avec une femme sur le point de le quitter…
« Je me sens plus proche des arts plastiques et du cinéma que du journalisme. J’ai vu des films dont l’image m’a davantage appris, que des photos en couleurs que je connaissais à l’époque. Par exemple, « le Désert Rouge » d’Antonioni. »
La particularité d’une relation
Il clame sa relation «physique» à la photographie » et dit de lui-même :
« Je suis quelqu’un de très nerveux qui s’épanouit dans la tension, par définition, la réalité est sans cesse en mouvement et je guette le moment où va se passer ce quelque chose faisant que l’image advient.»
IL poursuit sa réflexion, en précisant: « je me dis parfois qu’il serait tellement plus simple de repeindre tel mur comme Antonioni, ou de demander à tel personnage de s’habiller autrement. Mais je crois que j’y perdrais ce miracle instantané de l’inattendu qui coupe le souffle, de ce phénomène très physique de la photo qui soudain s’inscrit. »
La présence humaine
Mettre en avant le paysage tout en accordant à l’être humain une place centrale au cœur de l’œuvre, c’est ainsi qu’ Harry Gruyaert restitue une présence humaine, par un objet, une autre incarnation de la trace. Toutefois, face à ce « spectacle » de la Baie des anges, nous pouvons ressentir l’incommunicabilité, chère à Antonioni.
Le vernaculaire, le modeste, les éléments figuratifs servant l’ambiance, nous éprouvons alors, un art désaxé dans le sens, hors du temps.
Coloriste
« La couleur, c’est un moyen de sculpter ce que je vois. », c’est en ces termes que le plus grand coloriste de sa génération parle de cette émotion qu’il photographie.
Selon lui, la couleur a quelque chose de très physique et serait moins cérébral que le noir et blanc.
Dans les années 1970-1980, avec les Américains Saul Leiter, Joel Meyerowitz, Stephen Shore ou William Eggleston, Harry Gruyaert est devenu un des rares pionniers en Europe à donner à la couleur une dimension purement créative, une perception émotive, non narrative et radicalement graphique du monde.
Matériel
Grand utilisateur du procédé argentique, Gruyaert, est, depuis quelques années, passé au numérique. Il n’œuvre cependant pas avec un Leica M8 ou M9 (appareil photographique numérique à visée télémétrique qui marque une révolution pour la marque emblématique de la photographie argentique) comme nous aurions pu aisément l’imaginer mais il a opté pour un Reflex Canon. Le tirage numérique est, selon lui, le plus grand avantage qu’il peut offrir à son travail.
Expositions
- « L’image d’après » Exposition collective – 2007/ 60 ans- Anniversaire Agence Magnum
- 1ère rétrospective / Maison Européenne de la Photographie – Paris -15/04 au 14/06 2015
- Maupetit, côté Galerie / 2016 « Variations sous influence, hommage à Antonioni », Marseille.
- FOMU – FotoMuseum/ Rétrospective 09 mars au 10 juin 2018 (Belgique/ Anvers)
Mise à jour, 2018.
Côte artistique
L’adjudication la plus ancienne enregistrée est une photo vendue en 1989 chez Poulain-Le Fur & Cornette De St Cyr et la plus récente est une photo vendue en 2016. Les cotes et indices de l’artiste établis par Artprice.com reposent sur 16 adjudications. (Source Artprice.) Mise à jour le 09/04/2018.
Livre: Rivages
Publié pour la première fois en 2003, Rivages, est désormais un livre culte. Il comporte une quinzaine de nouvelles photographies pour sa réédition de 2008, réalisées notamment pour le Conservatoire du Littoral.
L’ensemble a fait l’objet d’une nouvelle sélection plus resserrée, créant une dramaturgie plus forte.
Si Harry Gruyaert confronte le sens de sa démarche photographique à la ligne d’horizon, s’il confronte également son travail à sa propre culture flamande – celle des tableaux chargés de nuages bas où s’épanchent, çà et là, des écharpes de lumière.
Le photographe renouvelle aussi notre perception du paysage avec ses jeux subtils d’ombre et de lumière, de transparence et de profondeur. Ce « moment poétique » sous-tend l’ouvre de Harry Gruyaert pour qui photographier permet de faire surgir les conditions d’un émerveillement. (Source, Maison d’édition Decitre)
Première rencontre
J’ai découvert le travail de ce photographe en 2014, alors que je cherchais quelques informations sur l’œuvre de Stephen Shore, autre grand coloriste.
La 1ère « rencontre frontale » avec une œuvre est toujours une expérience troublante.Ce pourquoi, je me souviendrai très longtemps de mes expériences de spectatrice pour les œuvres de Francesca Woodman, Araki et ai encore en mémoire la très vive émotion ressentie pour l’exposition rétrospective de Rothko conçue par Suzanne Pagé au Musée d´Art Moderne de la Ville de Paris (Janv. Avril 1999).
Ici, nous sommes en 2016, à l’Abbaye de Jumièges. Les photographies, qui forment le parcours d’exposition, commencent dès l’extérieur avec celles de Martin Parr, puis se prolongent avec un RDC partagé entre celles de Henri Cartier- Bresson et de Guy Le Querrec.
Cette exposition se présente telle une impression narrative, relativement immersive et prenante. Nous sommes invités, conviés à faire connaissances, de manière successive, avec des univers picturaux, sociologiques et historiques très différents.
Néanmoins, le flot n’est pas étouffant ni bruyant, les images se suivent, se fixent avec une cohérence fluide. La situation très évolutive qu’engendre le « plongeon » (le passage de l’entrée) est troublante mais « jusqu’ici tout va bien« .
Nous savons reconnaître, alléchés par l’objet/sujet en voie de monstration, le franchissement spécifique de la porte d’une exposition à cet équilibre émotionnel précaire auquel nous sommes rapidement confrontés. Nous sommes en situation de stress, de manque.
Nos yeux se remplissent, petit à petit, des œuvres de ces artistes. L’exigence de cette scénographie fait plaisir et c’est dans cet état de semi-béatitude que l’étage se présente à nous.
Enfin, à l’étage, une salle sur la droite, plus petite, une autre couleur, plus froide pour envelopper les murs. Et là, la seule image face à laquelle je me sois arrêtée, celle dont nous évoquons les caractéristiques : Nice, Baie des Anges, 2005 d’ Harry Gruyaert.
Devant elle, je me suis reprise plusieurs fois, physiquement, à m’approcher. Elle m’a fait sortir de cette pièce pour mieux me faire revenir à elle, m’obligeant presque à la fixer pour lui tenir tête.
C’est la seule trace picturale, la seule trame figurative de mon souvenir qu’il me reste de toute cette exposition. Ce qui demeure flagrant avec cette expérience, ce sont les restes. Ce qui me ravit c’est que, telle une en-présence avec un animal sauvage, je suis certaine de ne pas l’avoir pleinement amadouée encore aujourd’hui.
Analyse picturale
Pour commencer cette étude, je privilégierai les éléments « extérieurs » tels que son emplacement physique dans l’exposition, son titre, le lien qu’il entretient avec l’œuvre et avec l’exposition elle-même.
Tout en ayant conscience que ces informations font parties intégrante de la construction de cette œuvre du point de vue de sa réception et de son analyse.
L’éclairage de la pièce, sa présentation, son cadre apporteront d’autres détails. Ensuite, je décrirai l’atmosphère. Les mots, susceptibles de la caractériser complèteront sa description.
La composition, les lignes de force, les intersections, la règle des tiers… D’autres remarques analytiques viendront ajouter à cet approfondissement autant de focus qui complèteront mon analyse.
Mise en présence, la question de la place occupée
Cette photographie encadrée, présentée au format paysage, possède des dimensions proches du format A2. Une marie- Louise blanche entoure cette image et vient, par là- même, la napper de clarté.
Cette transition entre l’œuvre et le cadre ne permet pas de contact direct, pas de prise avec la physicalité du support. Cette image est auréolée de cette lumière qui lui confère une aura crépusculaire, du fait de la lumière sombre qui règne dans cette salle.
Ce tableau attire l’œil grâce à l’effet immersif de cette masse d’eau, qui nous emmène vers cet horizon. C’est un paysage de mer, à la fois lunaire et très poétique, quasi abstrait.
Son titre nous apporte la donnée géographique et temporelle suivante : Baie des anges, Nice, 2005. En soi, pas de référence à l’ambiance obscure, seule une atmosphère portraitisée, pourtant c’est une œuvre qui semble symbolique, à déchiffrer.
Elle se tient, dans l’espace d’exposition sur le mur de droite, en plein centre, de manière déterminante. C’est la seule « abstraction» que je reçois comme mystique, présente.
Je peine à voir son lien avec la thématique globale de cette exposition, elle n’est, en rien, un paysage de vacances, plutôt un plan panoramique qui donne la sensation de vertige. « Si loin, si proche » serait le nom que je pourrais lui donner.
Elle fait partie de l’ouvrage Rivages, cité en amont, et appartient à cette série caractéristique des bords de mer et plage présentés dans le livre.
Elle est un écho à la photographie de La baie des Anges, prise par Gruyaert en 1988 mais avec un tout autre travail, l’argentique amenant toute sa finesse.
COMPOSITION
Cette image est organisée à partir d’un point de fuite central. Un grand angle, une grande profondeur de champ. Les tons sont sombres, froids.
Un ordre parfait semble régner, il découpe l’image avec des lignes structurantes. Sa composition est dense et les contrastes sont présents sans toutefois saturer les couleurs.
Les lumières hautes sont quasiment absentes. Les ombres blanches apportent leur clarté, certes, de manière plus accentuée sur la droite. En se trouvant au milieu, elles confèrent un sentiment très posé, maîtrisé, à « l’architecture » générale.
Ce point nous indique, telle la pointe d’une flèche, l’endroit où errent deux mats de bateaux.
Le rythme, de l’ensemble de cette composition, est régulier, ce qui engendre une perception presque statique de cette vision d’ensemble.
Ce qui vient produire l’effet de matière de l’objet photographié c’est cette mer devenue rugueuse comme une pierre.
L’ensemble de la surface picturale est totalement prise en compte, la mesure parvient à être trouvée entre les pleins et les vides.
La composition est, toutefois, concentrique, enfermant ainsi le regard entre ces deux zones, deux frontières, deux espaces d’où rien ne s’échappe.
L’espace est parfaitement découpé entre les deux masses sombres du haut et du bas. Toutefois, une impression d’étouffement peut être ressentie au vue du peu de place laissé au silence.
La zone de clarté apporte de l’apaisement cependant, elle amène une dimension qui ouvre vers quelque chose de l’ordre de l’émerveillement.
Néanmoins, l’inquiétude et l’angoisse peuvent être des émotions vécues face à cette œuvre, au vue de la toute petite place qu’occupent les hommes. Une question prend place dans notre esprit: à quoi sont-ils en train de se livrer, perdus au milieu de cet affolant décor ?
L’horizon trace cet axe qui permet l’organisation spatiale du tableau et contribue à cette sensation d’harmonie. Cette ligne de force naturelle donne à voir des plans, cités ci-dessus, et des masses.
Les limites sont facilement perceptibles. Il ne semble pas émaner de hiérarchie, au contraire, les motifs créent des tensions à eux seuls, ce qui engendre une ambivalence en termes de perception et d’interprétation. Un sentiment paradoxal affleure au regard de cette réception du sensible, nous sommes équilibrés entre le vertige/ l’étouffement et le paisible/ l’émerveillement.
Les masses sombres, qui agissent comme des pleins, entrainent un effet de suspension, de cloisonnement dans le chaos, ou d’éclair d’espoir. Le visible prend le pas sur l’invisible et l’objectivité cède le pas à la subjectivité.
Les neufs cases (découpage de l’image en neuf zones) donnent naissance aux lignes de force, qui, elles délimitent, aux points d’intersection, les points forts c’est-à-dire là où se porte le regard.
Ce sont des endroits idéaux où placer les éléments importants. [1] En plein centre, se trouve la scène qui nous anime. Le cadrage façon plan large accentue le parti- pris poétique de ce décor naturel. Le sujet humain est écrasé par la taille de cet espace incommensurable qui déborde de l’image.
[1] A noter toutefois que la lecture naturelle de l’image est balayée en Z.
Point fort
IL réside dans la zone de lumière. L’espace à l’intérieur du cadre entretient une relation avec l’organisation du temps. Les axes prennent alors une signification symbolique.
A cet endroit, nous assistons à l’en présence de deux axes. L’un est vertical, relatif au spatio-temporel, il vient scinder l’image en deux parties. La partie gauche s’associe au présent ou à un passé proche; celle de droite concerne plutôt un futur proche.
En ce lieu, la lumière est synonyme d’un instant succédant « meilleur », une source d’espoir.
L’axe horizontal vient séparer, « d’ordinaire » la terre et le ciel. Là, il s’agit de la mer et des cieux. Cette distinction offre une curieuse zone de matérialité.
Ceci peut conduire à un trouble dans notre interprétation, il n’en demeure pas moins que la spiritualité est bien présente au sein de ces deux mondes distincts mais très proches.
Règle des tiers
Cette règle est, ici, respectée à la lettre, dans le sens où se dessinent trois plans. Par contre, pas de lignes qui viennent fuir dans les coins.
La dynamique n’est pourtant pas absente de cette épreuve mais ce ne sont pas les lignes, qui, elles, sont centrales qui lui en accordent. Ce sont ces volumes qui viennent sculpter fortement et diviser l’espace. Il devient limité et lié par la conjonction de ces plans.
Le clair –obscur est puissant et joue un rôle central dans le caractère tragique que l’on peut entrapercevoir de cette scène. La lumière froide, qui entre par cette lucarne de droite, est diffuse, elle perce les ombres profondes et horizontales, qui, elles sont dominantes et nettes.
La composition, le point fort et le cadrage participent à l’expression du propos général de cette œuvre plastique en lui a attribuant des éléments clés pour parvenir à la clarté d’une compréhension.
Il s’agirait de la narration du vide, d’un espace évidé où, de manière très classique, se superposent des espaces terrestres.
Cependant, la géométrie, comme nous l’avons expérimenté dans la définition des plans, est bien présente.
L’omniprésence de la ligne adoube cette surface plane et lui octroie du volume. Le déplacement des masses, lumières et des matières viennent insister sur ces contours nets, visibles et accordent à ces lignes une force de frappe.
Elles sont droites et divisent. Cette image est une œuvre physique qui s’avère être « hypnotique ». J’ajouterai que la teinte très noire de la mer me fait penser au degré de saturation « push and pull ».[1] La couleur est ici considérée dans sa gradation vers sa saturation,
[1] Règle essentielle de l’enseignement du peintre allemand Hans Hofmann.
Interprétation – Expérience mémorielle
Hormis la sensation d’aspiration que donne à voir ce trou noir[1], cette masse épaisse et rugueuse est une référence en lien avec le cinéma de Science-fiction.
J’ai eu à l’esprit des images apocalyptiques cinématographiques. J’ai vu également, grâce à l’omniprésence du noir, le monolithe noir cher à Stanley Kubrick dans 2001 l’Odyssée de l’espace. Cette photographie semble représenter une scène d’un film d’anticipation mais aussi une image scientifique.
Une sensation physique très forte, une attraction se donne à être endurée. De surcroît, j’ai éprouvé cette impression de vertige spatiale, magnétique, l’impression d’un libre accès à la découverte d’une galaxie.
Je n’ignore pas que mes univers artistiques, qu’ils soient littéraires ou de l’ordre de l’image, m’ont bien sûr prédisposée à croiser des champs disciplinaires.
Au-delà de ma fascination pour les liens entre l’art et la science, Jules Verne (20000 lieues sous les mers, 1869-70), Edgard Allan Poe (La cité en la mer/ poèmes, 1899 traduction Stéphane Mallarmé), un maelström (souvent connu sous le nom de « trou noir de l’océan) ont fait surface dans mon esprit.
Puis ce fut Baudelaire (L’homme et la mer), la mer, ce miroir de l’infini, est aussi omniprésente dans l’œuvre littéraire et graphique de Victor Hugo.
« Homme libre, toujours tu chériras la mer ! La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme. » Charles Baudelaire
Une impression de suspension, de flottement ; après le saisissement, j’ai éprouvé un profond bien-être, un soulagement.
Puis, un curieux rapport à l’espace- temps s’est présenté à moi, en effet, j’aurais pu rester des heures dans cette salle à me « perdre » dans cette image pour maintenir l’accès au monde qu’elle semblait m’offrir.
Pourtant, elle portait en elle, le souffre, la menace, quelque chose de sinistre mais je reconnaissais ces liens avec des œuvres qui m’étaient très précieuses.J’étais naturellement « chez moi ».
Le sentiment d’identification s’est inscrit entre l’ambivalence et la reconnaissance, j’ai donc ensuite cru voir l’époque romantique. Des souvenirs picturaux se sont rangés à mes côtés: Delacroix, Géricault, Isabey et Turner, peintre des tempêtes. Son Naufrage, (1805) pour la dimension dramatique de cet espace marin, s’est inséré dans mon récit.
Cette photographie, au sujet proche de l’abstraction, possédait un romantisme bien loin de la 1ère étude qu’avait produit Harry Gruyaert à Nice en 1998. Les couleurs ajoutent à l’aspect chaotique de ce clair-obscur existentiel leurs tonalités sombres et glaçantes.
La mer serait une terre sans mouvement et les vagues, peut- être des cratères lunaires ? La source de lumière m’a invité à voir une peinture religieuse. Serait-ce la manière dont la lumière pénètre cette image, à droite avec cette éclaircie de manière franche et ses effets de diffusion ?
La référence géographique du titre, Nice, La Baie des Anges m’a conduit à rechercher ce que cette baie pouvait posséder comme signification. Selon la tradition, ce sont des pêcheurs qui lui auraient donné son nom. En effet, ils ramenaient dans leurs filets, à cet endroit, une espèce de requin inoffensif, vivant sur les fonds marins et dont les ailerons perpendiculaires ressemblent à des ailes.
Je ne peux toutefois pas m’empêcher, aujourd’hui, de penser à Nice et à la terreur que cette ville a subie le 14 juillet 2016 et de voir en cette image, une œuvre testamentaire pour cette ville.
Les cieux, grâce au traitement de la lumière et à la place qu’elle occupe dans ce décor, engendrent une référence artistique spécifique : celle de la peinture flamande (elle se développe du début du XV au XVII siècles) Est-ce aussi le thème de la mer et la présence de ces mats ? Le traitement de la couleur ?
L’horizon donne naissance à deux formes, visiblement des mats de bateaux. Une question alors surgit, est-ce la seule place pour l’espèce humaine ? Elle, qui semble être venue se perdre, est pourtant centrale et non engloutie.
Est-ce cet espace contraint au sein de cette infinité qui illustre notre propre espace humain ? Nous serions perdus, au milieu d’une galaxie, de forces qui nous échappent et sur lesquels nous n’aurions aucun contrôle ?
L’angoisse se renforce grâce à la sensation de cloisonnement. Nous sommes témoin d’un huit clos sur l’immensité, enfermant les hommes entre ciel et mer.
Rembrandt, et sa technique distinctive – ombre et lumière opposées- En pensant à ces hommes, j’ai vu « Le christ dans la tempête sur la mer de Galilée » (1633) pour essayer de comprendre ce qu’ont traversé ces bateaux ou ce qui pourrait leur arriver.
Le plus étrange, c’est que Magritte s’est installé dans cette rencontre, peut-être en raison de son travail sur le contraste singulier entre lumière et l’obscurité. Son œuvre « Le château des Pyrénées »(1959) m’est apparu comme la référence inversée de cette photographie. Ce caillou (rocher forteresse) suspendu à l’opposé de cette mer qui fait figure de pierre mais qui aborde la question de la pesanteur comme champ attractif et implicitement son mystère.
Enfin, un écho assez parlant à l’œuvre du photographe belge David De Beyter pour son travail « Build and destroy » qui puise, lui aussi, ses références dans la peinture flamande avec sa représentation du désordre et du chaos et dans celui des films d’anticipation mettant en scène l’apocalypse ».
Les connotations, associations que j’ai pu entrapercevoir avec cette œuvre ont eu, en moi, une résonance prononcée. Ses « fonctions » sont de plusieurs ordres, elle est bien sûr esthétique et émotionnelle mais ce qu’elle décrit et la manière dont elle le fait relève d’une narration particulière.
Elle est à la fois très référencée, engagée (la question de la conscience est ici prégnante, la mort, la pollution avec cette mer noire…) au point de devenir un argument.
Pour finir,
Cette découverte photographique m’a avisée de l’importance de cette question de la réception et combien elle pouvait être intime et subjective.
L’évolution dans le travail de cet artiste, m’a permis, de voir avec clarté des périodes de couleurs comme la « Rouge et jaune » et la « Verte et bleu » qui permettent d’identifier quasiment automatiquement les lieux et les époques.
Grace à cette analyse, j’ai perçu la prégnance d’autres formes artistiques dans le travail de création de cet auteur. Les arts, quoi que « classés », sont tous des matériaux pour l’inspiration. A cela, j’ajouterai que c’est aussi ce qui enrichi et complexifie l’interprétation et l’analyse. Une œuvre est rare, les expositions sont un moyen exceptionnel pour ressentir des émotions et rencontrer ce qui peut bouleverser notre vision du monde.
[1] En astrophysique, un trou noir est un objet céleste si compact que l’intensité de son champ gravitationnel empêche toute forme de matière ou de rayonnement de s’en échapper. [2] François Bellec est contre- amiral, écrivain et peintre.
Isabelle Pompe, 2018.
Cet article n’est pas libre de droits.
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