▚ Voici un film qui nous invite à comprendre, très tôt, la place d’honneur qui sera offerte aux YEUX, depuis les regards, image, iris, écran, photo, espèces humaines, animales, génétiques, jusqu’au plaisir des yeux.
Cependant, une surenchère esthétique, notamment, au regard de la mise à mort de ses personnages féminins, reste à questionner.
L’image comme mode opératoire
◤ Ce film de Ridley Scott (1982) est la libre adaptation du roman Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? de l’auteur Philip K. Dick.
◁ Ce film se laisse voir avec plaisir, il est considéré comme étant, « plastiquement, une réussite totale ». C’est, en effet, cette question « plastique » qui sert notre point de départ. Par cette critique, vous entendrez « esthétique ».
Jusqu’où va la recherche esthétique ?
/// Nous nous intéresserons aux trois personnages féminins qui jalonnent et rythment cette histoire. Pris, Rachel et Zhora. Toutes trois sont des réplicants.
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▵ Les réplicants sont les androïdes créés et utilisés par les humains dans différents domaines, notamment militaire, mais aussi domestique. Plus ils sont évolués, plus leur durée de vie est courte, pour éviter leur humanisation.
▵Les réplicants sont considérés comme des esclaves modernes, appartenant à une classe inférieure, à la manière de Metropolis de Fritz Lang.
▵ Les premières versions créées, c’est-à-dire antérieures à la troisième génération synthogénétique, étaient utilisées dans les travaux pénibles ou dangereux, ou comme objets de plaisirs, ou dans les forces armées ou encore pour explorer des sites inhospitaliers.
▵« Après une révolte sanglante de réplicants dans une colonie martienne, ces derniers sont bannis de la Terre. Toutefois, certains réussissent à la regagner. Des unités spécialisées, appelées Blade Runner, sont là pour faire respecter la loi aux contrevenants androïdes. Ils ont l’autorisation de tuer n’importe quel réplicant en situation irrégulière. On n’appelle pas cela un meurtre mais un « retrait ». »
★ Roy Batty est un modèle destiné au combat pour le programme de défense des colonies, Pris est un « modèle de plaisir » pour le personnel militaire, Zhora a été ré-entraînée pour accomplir des meurtres politiques, Leon est un modèle de combat, chargeur de munitions pour des applications liées à la fission nucléaire.
►Les Nexus 6 (une génération de réplicants) ont une durée de vie de 4 ans.
La vidéo, outil de traçabilité
▔ Dans une vision d’ensemble, avec le recul, nous pouvons penser que Pris, Zhora et Rachel nous sont dévoilées par petites touches, par notes diffuses. Une vue cachée, un gros plan, un iris, à travers quelque chose, un écran, un miroir…Une manière de nous tenir à distance d’elles mais aussi de signifier qu’elles doivent être « décelables », « identifiables » depuis des données collectées, recherchées.
Les supports, à partir desquels elles nous délivreront des clés de lecture sur leur personnage, appartiennent tous à la famille de l’image mouvement: vidéo et captation.
◔ Les trois femmes ne sont, néanmoins, pas placées sur le même niveau. Une mise en relief s’installe pour scinder d’une part les deux « jumelles » et d’autre part, l’aristocrate Rachel.
- L’importance de cette dernière se fait par le face à face direct, le décor, le cadrage, la mise en perspective, les différences de plan et l’apparition de son corps en entier, en pied. Ceci fonctionne comme une marque de distinction.
▢ Pour les deux autres, Pris et Zhora, la rencontre est stérile. Elles prennent, d’abord, un visage qui ressemble à un modelage. Elles subissent un traitement identique au regard de leur 1ère apparition, elles sont déshumanisées. A ce titre, Elles se trouvent sur un pied d’égalité avec les Nexus 6 masculins.
⊙ A l’identique, leur chevelure est recouverte, leur tête apathique tourne sur elle-même dans une vidéo « administrative ». Nous comprenons, qu’une par une, Zhora et Pris sont des modèles Nexus 6 et qu’elles sont immatriculées, de plus, toutes deux sont accompagnées (Roy & Pris et Zhora & Leon).
▵ Grâce à cette capture d’écran, nous pouvons découvrir son sexe (F), la date de sa « naissance »- de mise en fonction (en marche), son modèle, immatriculation, sa fonction. Ces information sont nécessaires pour la prise en compte de son décès, du temps qu’il lui reste à vivre. Le film se déroule en 2019, il ne lui reste, donc, qu’une année.
• Le code d’identification de Pris, « N6FAB21416 », signifie N6 pour la série « Nexus 6 », F pour son genre, A pour son niveau physique et B pour son niveau d’intelligence. Les chiffres suivants indiquent la date de conception du réplicant, ici 21416 pour 02-14-2016 soit le 14 février 2016.
∞ La mise en connaissance de l’immatriculation nous apporte des précisions. Pour Zhora, les indications diffèrent. En plus de ses dates (elle est plus jeune que Pris) et de son immatriculation, nous apprenons qu’elle a été, un an auparavant, recyclée – retrained- avec l’information homicide politique.
➳L’une des particularités de Rachel repose, tout d’abord, sur le fait qu’elle n’a pas connaissance de son statut de réplicant. Au cours d’un long interrogatoire la sculpturale Rachel subira un décodage, plutôt humiliant. Cette séquence laisse une impression de modération du sentiment de puissance qui se dégage de cette femme. La déstabiliser, la faire tomber ?
⊿ C’est, en effet, un test, qui aura nécessité à Deckard (Blade Runner) de lui poser plus d’une centaine de questions, qui traduira cet élément capital. Son résultat, sa prise de connaissance, ne lui sera pas communiqué directement. Il lui faudra chercher l’information par elle-même en allant à la rencontre de Deckard à son domicile. L’inaccessible Rachel se voit vulnérabilisée.
L’image comme technique d’approche et façon de procéder pour parvenir à la désincarnation et à la destitution.
La photographie, révélatrice de preuve
▾ Cet outil de précision, grâce à Deckard, va nous faire une démonstration de sa puissance. Alors que ce dernier insert une photographie dans une machine afin de la lire, nous allons assister au déploiement d’un instrument aux capacités impressionnantes de révéler l’invisible.
▴ Encore faut-il savoir chercher ? C’est là que ce personnage se transforme en chasseur d’indice, de preuve, il piste, est à l’affut de la moindre trace, résidu de présence.
• L’image est emplie de messages, de mystères qu’il faut savoir décoder, une succession de plans énigmatiques nous conduisent vers l’instant, fantasmé, de vérité: la clé.
/// La photographie, comme principe inducteur, qui par précisions des entrées, nous emmène vers ce qui derrière. Ce que l’œil ne voit mais qui obéit à son instinct.
▖ Une femme tatouée sur la joue est allongée. Résultat, biopsie d’une photographie découverte dans l’appartement d’un des Nexus 6, Leon, le compagnon de Zhora.
▔ Ce cliché, à la lecture non évidente, sera un des rares moyens pour remonter vers la piste de Zhora.
- Si floue soit-elle, cette photo, accompagnée d’un autre d’indice, suffira à Deckard pour flairer et repérer cette femme.
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▭ Blade Runner est un film composé d’images, qui les fait se rencontrer, se répondre, se superposer, une œuvre puzzle d’où les personnages nous parviennent par copie.
▫ Étant donné que l’image est signature, il apparait donc naturel que ce soit un écran qui soit à l’origine de cette épreuve.
▫ A l’instar du personnage principal masculin, le spectateur ne dispose pas d’autres matières.
Ce résultat visuel ne nous sera pas communiqué, pourtant il s’agit de la même scène. Seuls les moyens artisanaux, techniques obtenus par le « voyeur » seront disponibles pour partir en chasse de Zhora.
La chasse à l’image comme comportement du voyeur
/// En ce qui concerne l’image fixe, Rachel, dernier « prototype » d‘Eldon Tyrell, a fait l’objet d’implants: de faux souvenirs dans la mémoire (les souvenirs de Sarah, la nièce de Tyrell). Cette situation est traduite à l’écran grâce à une image avancée comme élément de preuve: une photographie que possède Rachel avec elle et sa soi- disante mère.
Démonstration de force écranique
– Le visage comme schéma directeur
Modèle, figure, muse, objet, ces trois incarnations féminines souffrent du même syndrome, un ensemble de regards se gargarisent de leur image. A la manière de… Commençons notre exploration.
RACHEL
▪Blanche, brune, jeune.
▪Signes particuliers: sophistication de la coiffure et du maquillage et une chevelure digne de Médusa, puissant symbole de pouvoir.
▪Références immédiates: archétype de la femme fatale, actrice héroïne de films noirs, muse du passé, nostalgie de l’âge d’or hollywoodien, icône cinématographique photogénique.
PRIS
▪Blanche, blonde, jeune.
▪Signes particuliers: femme enfant, avant-gardiste dans son maquillage.
▪ Images associées: poupée, punk, futur, destroy, un visage pluri expressif: douce, lunaire, destructrice, manipulatrice. Référence immédiate: héroïne de BD, chanteuse.
ZHORA
▪Blanche, châtain/roux, jeune femme.
▪Signes particuliers: tatouage visage et cou, danseuse, stripteaseuse, férue de serpent.
▪ Images associées: amazone, guerrière, combattante, dominatrice, héroïne de jeu vidéo. La découverte, suite à sa douche, de sa chevelure accentue le sentiment de personnage indomptable, sauvage. Cette crinière de feu est à recevoir comme une menace.
▒ Zhora sera la 1ère victime féminine du film. La seconde, Pris, nous amène à penser à une logique dans la mise à mort. Une volonté de détruire, d’abord, une image, la plus forte, étant celle de Zhora. Pris apparaissant comme une menace vite maîtrisée et donc vite abattue. La seule qui sortira vivante du film est l’incarnation, depuis son visage, de l’aristocratie. La domination sociale, plus puissant vecteur de destruction, que n’importe quelle exécution ?
– Le corps comme confirmation
⊗ A travers la brève analyse du corps de ces personnages féminins, nous essaierons de dégager les conditions de leur esthétisation.
▏ Zhora met en valeur son corps musclé comme une guerrière, chaque pièce (vêtements, accessoires, chaussures) souligne la dimension combative de cette adversaire. Son armure s’orne et les messages symboliques, tel son tatouage et sa chevelure, concourent à créer un ensemble dévastateur. La construction et l’affirmation de sa féminité se veut « impressionnante ». Elle incarne l’immédiat danger. Sa presque nudité assumée, alors qu’elle s’apprête à sortir, vient confirmer cette revendication. Elle incarne l’assurance. L’homme est soit un ennemi, soit un rival ou un égal.
▏ Pris est très grande (la comédienne Daryl Hannah mesure 1m78). Longiligne, filiforme, elle n’en demeure pas moins souple et athlétique. Ses saltos restent (tristement) mémorables. Elle semble, par ailleurs, promener son grand corps parfois avec une certaine maladresse. Ses postures repliées, assises témoignent de sa difficulté à rester debout, sans avoir recours au jeu, au mouvement. Elle incarne une dualité, instable et sportive, solide et fragile. Le fait qu’elle paraisse indissociable de la présence de Roy nous laisse penser qu’elle peine à incarner une figure d’indépendance qui semble davantage correspondre à sa consœur Zhora. L’homme est un protecteur.
▏ Rachel est grande également (Sean Young mesure 1m70). Sa silhouette est élancée grâce notamment au port de talons. La position de son corps est statique, à la démarche raide, stricte, droite comme une sculpture même si certaines poses lui donne davantage de chair comme une actrice de théâtre. Elle reste figée dans sa position de modèle. Femme séductrice mais qui peine à avoir une pleine confiance en elle, elle incarne, la femme cérébrale (froide), poétique (musicienne). C’est grâce au Blade Runner, Deckard (Harrison Ford) que Rachel va se découvrir, par tâtonnements. S’installera, ensuite, une rencontre plus intime qui va évoluer vers une liaison amoureuse entre les deux protagonistes. L’homme est le révélateur et l’émancipateur.
L’image comme outil pour choisir ses victimes
NB/ Les costumes, signés par Charles Knode et Michael Kaplan, ont obtenu un prix au BAFTA de 1983.
– Esthétisation de la mise à mort
◌ Le film Blade Runner fait la part belle aux styles, silhouettes, beautés féminines, vous l’aurez saisi.
▙ Les deux protagonistes qui se ressemblent, depuis la mise en connaissance et qui relèvent de la même génération, Nexus 6, ne sont pourtant pas jumelles. Zhora et Pris n’envoient pas les mêmes messages. Malgré leur dangerosité, de leur apparence ne se dégage pas d’identiques signaux.
▆ Ces deux personnages vont être trouvées, attaquées, suivies et se faire abattre par le même homme. Là, où les choses sont diamétralement opposées c’est dans la possibilité qui sera la leur de se battre voire de se défendre ou d’attaquer.
Zhora prend la fuite après avoir bousculé puis tenté d’étrangler Deckard […]
En face, Pris, lui apparaitra cachée sous un voile […]
▷ De ces deux rencontres, face à face pour l’une et de dos pour l’autre, émanera un climat de tension pour Deckard et le spectateur, comme pour nous mettre d’accord avec l’idée de les tuer, de ces manières.
- Les morts les plus violentes dans ce film sont celles de ceux deux personnages féminins. Poursuite, agonie, chasse…
Pris et Zohra doivent disparaître mais leur « retirement » doit se faire dans la douleur. C’est donc naturellement, avec une certaine régularité que les choses vont se passer.
L’image comme processus à intervalles réguliers
◒ Leur apparence et leur sophistication vont de pair avec la stylisation de leur disparition. Zhora et Pris, nous donneront à voir, une esthétisation de la violence dans leur mise à mort.
▾ Zhora court dans la rue, s’arrête pour se cacher vers des escaliers de métro puis reprend sa course folle. Elle n’est pas sommée de s’arrêter, elle sait que, derrière elle, se trouve Deckard, avec une arme pointée sur elle. S’engage alors une véritable chasse. Torture pour le personnage féminin qui est sacrifiée alors qu’elle est en fuite.
◂ Pourtant ces scènes, d’une très grande violence, restent à l’esprit comme des « réussites » stylistiques.
▤ L’acharnement de la mort de Zhora peut nous surprendre puisqu’elle représente une rupture totale de rythme d’un point de vue narratif.
▫ De plus, trois balles tirées dans le dos ne font pas de Deckard, un héros… Etait-ce nécessaire, sinon définitivement cruel, de lui faire traverser cinq vitrines ?
▚ Une exécution pure et simple qui parait, dans sa forme, totalement gratuite. La surenchère musicale, les sons, le ralenti, les lumières des néons ne cessent d’apporter, non pas de la dramaturgie, à cet enchainement de situations mais visent bien à esthétiser. Une justification supplémentaire à la cohérence du film, cette mort doit servir les visées esthétiques du discours d’ensemble. Ce film doit être une réussite visuelle jusque dans ses meurtres.
▭ Avec cette dernière image, on touche le fond, pensez-vous ?
▣ Alors, un peu de critique officielle, celle du magazine Positif (Alain Garsault) : |…] » Le personnage de Pris est « le plus touchant », la poursuite de Zhora est « un morceau de bravoure savamment mis en scène » et, dès que la « situation [est] établie, le décor posé, [Scott] joue avec brio du découpage, des angles, du montage ».
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▼ Avec Pris, le « retirement » ne se sera pas du même registre mais…Tout d’abord, il y aura un face à un face, un duel, une possibilité pour elle de se battre. On imagine, là, une vengeance scénaristique pour l’élimination de Zhora histoire de rectifier, un peu, le tir…
- [ Pris Surgit, attrape Deckard, réalise une prise, parvient à le mettre à terre, l’immobilise, le blesse.] Suspens.
┓ Nous sommes témoins oculaires, toujours impuissants, d’un combat à main nu entre un homme et une femme.
-[ Elle court pour prendre son élan en espérant l’achever ?] Étrange…
⚪ Deckard parvient à se redresser lors de cette Terrible suites de saltos et de cris, il met la main sur son arme et tire, une fois. Entrée en piste de la chute et des hurlements sauvages. Pris est un animal en train d’agoniser. Elle se débat, son corps refuse, s’agite violemment. Séquence insupportable. La seule chose qui reste à faire pour Deckard ? L’achever bien sûr…
☷ D’une deuxième, puis une troisième balle, le ralenti de la mise à mort vient théâtraliser le tout, on assiste, désabusée, à la destruction de cette femme fardée, déguisée en poupée.
L’image esthétique comme signature mortelle
═ La montée en puissance de ces scènes servent l’affrontement final. Les femmes meurent dans la douleur, Roy, quant à lui, pourra disparaître en paix.
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Sans Rachel, pas de Blade Runner.
╘ Pour finir, les apparitions de Rachel offrent de magnifiques tableaux, telles des gravures d’un temps ancien, et permettent d’introduire le personnage de manière capitale.
► Tout l’environnement, les couleurs, lumières, halos, les gros plans, le style vestimentaire et mise en beauté, créent l’icône vampirique d’un film qui relate » l’horreur d’un futur immédiat ». Cette héroïne fonctionne comme une carte de visite SF pour nous inviter à venir vers ces mondes. Elle peut être une des clés d’entrée.
La plasticité de son image, et ce qui lui est associé, accentue l’effet personnage de carte postale néo-noire.
La photographie, lauréate de deux prix, est signée par Jordan Cronenweth.
▷ Avec Rachel, un visage important de l’histoire du cinéma de science-fiction (style néo-noir) est né.
Isabelle Pompe L, néo noire et féministe, 15 février 2021
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