L’expérience de spectateur

L’expérience de spectateur relève d’un travail d’enquête universitaire en sociologie de la culture effectué à l’université de Rouen Normandie en 2017. Ce travail reposait sur la question de la réception des spectateurs comme enjeux des arts populaires (cirque, arts de la rue, marionnettes).

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Les arts de la rue ont été la forme artistique retenue pour cette étude, d’une part, pour son lien historique avec le théâtre forain, son rapport à l’espace public et implicitement aux publics. D’autre part, cette discipline nous a semblé la plus à même de questionner l’expérience de spectateur au regard de sa perception des frontières, telles que celles du vrai et du faux.

Cette réflexion sociologique trouve, bien sûr, un écho singulier en photographie, grâce notamment au travail indispensable de la photographe américaine, Diane Arbus. De surcroît, l’univers du cirque, des « freaks » et de la différence ont traversé l’histoire du cinéma de Browning à Lynch en passant par Burton. Les séries telles que « La caravane de l’étrange » (Carnivale), American horror story, pour ne citer qu’elles, se sont penchées également sur la singularité de cet univers sociologique et esthétique.

L’idée première de cette enquête est de préciser un champ d’investigation, ici, nous aborderons cette expérience de spectateur au travers les arts de la rue. Après avoir spécifier un cadre opérant, à savoir une recherche historique et un travail d’enquête terrain, nous nous pencherons sur la définition des arts de la rue comme genre et contextualiserons historiquement cette discipline, qui peut être rapprochée du cirque. En écho, nous poserons la notion de « spectateur ».

Lors d’une enquête, qui parle?

Dans ce type d’exercice, la question du « qui parle? » est immédiatement posée. Ici, il s’agit d’axer la réflexion en direction des publics à envisager au pluriel car les propositions artistiques rencontrent une diversité de personnes, qui sont, elles-mêmes, une somme de diversités. « Le Public » n’existe pas, qu’il soit jeune, précaire, éloigné de la culture, initié/Non initié etc… Donc à cette interrogation, nous avons apporté comme élément de réponse: le « nous » est à comprendre comme membre des publics.

De là, nous interrogerons notre réception aux spectacles relevant de cette forme,  observerons nos ressentis. Avant de commencer cette recherche et afin d’élargir le spectre, nous nous sommes demandées, d’une manière plus générale, quels sont nos rapports aux œuvres qu’elles soient plastiques ou vivantes présentées in-situ, hors les murs, dans des espaces dédies ou non.

Éléments de contextualisation

Poser l’histoire comme commencement mais aussi faire des allées et retour vers la création contemporaine afin d’approfondir l’interprétation de ce « patrimoine« . Quel regard cette discipline porte -t’elle sur son passé? Quels éléments narratifs, quels dispositifs scéniques sont encore utilisés aujourd’hui? Quel est leur degré de transformation, d’évolution? Qu’est-ce qui, pour les arts de la rue, fait office de « mémoire »? Peut-on dire, qu’à partir de cet héritage, s’est constitué un répertoire? Qu’observe-t’elle quant à la question de la réception des publics?

L’approche proposée est la suivante, dans un premier temps, le théâtre forain au travers l’expérience de visite, les conditions de la fictivité, la notion « d’étrange » en écho aux bouleversements historiques et sociétaux, enfin, l’espace public sera abordé comme structuration d’une narration citoyenne.

Seule la version courte de cette recherche est, ici, disponible à la lecture.

 

INTRODUCTION

Nous nous sommes intéressées au spectateur, à savoir à ses attentes, au sens de sa visite et à son expérience. Ce, depuis des éléments historiques, d’archives et d’enquêtes et à partir de rencontres avec des compagnies professionnelles relevant des arts de la rue. Pour celles-ci, nous avons voulu connaitre leur rapport aux publics : Quelle place occupent-ils dans leur création, sont-ils un élément du dispositif, interviennent-ils en amont, en aval ou font-ils partie de ces données à prendre en compte au point d’altérer une création en cours ?

Pour la partie historique, nous avons entrepris des lectures qui nous ont permis une « excursion » sociologique. L’idée étant de tenter de mesurer les changements de mentalités et leurs impacts sur les propositions d’hier et d’aujourd’hui. Nous avons compris que l’évolution du cirque était interdépendante de l’évolution des attentes des publics que ce soit en termes de curiosité/ nouveauté mais aussi au regard de la « moralité ».

Pour l’enquête de terrain, nous nous sommes fixées une contrainte : celle de rencontrer des compagnies qui avaient toutes été programmées au festival Vivacité ou qui étaient en lien avec le Centre National des arts de la rue, l’Atelier 231, de Sotteville-lès-Rouen.Source

Travailler à partir de cette imposition fut, aussi, une manière d’approcher le rapport entre le territoire extra local à travers la programmation artistique d’une structure culturelle et la rencontre supposée, réelle, fictive ou manquée avec ses publics.

La nécessité impérieuse du terrain

Nous avons souhaité prendre contact avec des compagnies professionnelles de manière directe pour ne pas nous arrêter aux dossiers de création envoyés par mail, par ailleurs très complets. La raison? Nous ne sommes pas publics de ces pratiques artistiques. Ces «rencontres frontales » ont été le moyen d’être « les publics » de leur explications, de leurs formulations spontanées. Nous trouver « en face à face  » fut un élément déterminant de ces rencontres car il a contribué à la construction de cette réflexion.

En effet, de par leur disponibilité, réactivité et grâce à leur intérêt et participation à cette forme de « confrontation », nous avons vu évoluer ce travail d’investigation en « work in progress » collectif. Nous avons également pu saisir le caractère plutôt solidaire des artistes de cette forme, chacun interagissant aux propos de l’autre avec entrain.

Ils ont su éveiller en nous un fort intérêt et une envie naturelle de les suivre. En effet, leur éclaircissement, l’évocation de leur difficulté de diffusion et leur rapport aux publics nous ont signifié combien il était impératif de soutenir la diversité de ces propositions artistiques.

Les compagnies rencontrées

Les compagnies avec lesquelles nous avons conçu ce dossier nous ont été conseillées par Sylvain Marchand, aide très précieuse et responsable du centre de ressources de l’atelier 231 de Sotteville-lès-Rouen. Elles sont au nombre de quatre, Madam’ kanibal (anciennement Makadam kanibal), 2rien merci, Les trois points de suspension et Kumulus.

Les créations de ces compagnies apparaitront de la façon suivante:

  • La Cie 2rien merci et sa trilogie d’entresorts forains relève de la première partie parce qu’elle se présente elle-même comme un hommage à l’âge d’or du cirque forain.
  • La Cie Kumulus, avec deux de ses créations, Les Squames et Le silence Encombrant apparait respectivement dans la deuxième partie ayant trait à « l’étrange et les publics »
  • De même que la Cie Madam’ kanibal avec Anatomik,
  • Dans la troisième partie qui a pour thème « Il était une histoire dans l’espace public » sera présentée une création de la Cie les Trois points de suspension avec « Voyage en bordure du bord du bout du monde ».
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Spectacle  » Les Squames » – Cie Kumulus – Source

I. Le théâtre forain

1. L’âge d’or

C’est au X ème siècle que les marchés traditionnels se transforment en foire plus importante et vont ainsi permettre un rassemblement populaire de plus en plus nombreux. Le cirque du 18ème siècle et début du XIX consacrera une importance majeure au cheval. A cette même époque les foires deviennent des catalyseurs de création, un lieu propice pour les artistes ambulants qui peuvent proposer leur création aux publics. Ceci va permettre la formation des premières grandes troupes (danseur de corde, jongleurs, acrobates…) présentant des numéros d’ensemble. C’est ainsi la naissance du cirque moderne, les espaces architecturaux évoluent et le cirque, peu à peu, s’institutionnalise.

Les publics et leurs « émotions »

Un chroniqueur de l’été 1854 écrit « le peuple aime les émotions fortes, il adore les monstres et les brigands ; il ne se nourrit que de coups de couteaux, de gibets et d’exécutions capitales ; pour se consoler, il ne va plus aux combats de gladiateurs, il va voir guillotiner ! »

2. Chapiteau et entresorts

Le cirque s’émancipe des structures statiques à partir de 1825 aux États-Unis, bien trop restrictive. La tente va se généraliser en 1870 pour la plupart des troupes. En devenant ambulant, le cirque s’impose de nouvelles contraintes, des impératifs techniques, économiques et pratiques : construire des édifices pour les compagnies étant devenu trop cher ; l’itinéraire d’une troupe ou d’un cirque est un élément fondamental. L’imaginaire de la caravane rangée à l’ombre du chapiteau et soumis au hasard du voyage est ainsi crée.

C’est l’américain Joshua Purdy Brown (associé à Lewis Bailey) qui utilise ce qui pourrait être le premier chapiteau en 1825, conçu comme une sorte de grand parapluie.

La structure originale : une petite tente ronde avec un mat central va évoluer et se transformer grâce à Gilbert Spaulding qui invente les quarter pôles, mats intermédiaires qui relaient la tension de la toile entre le tour de la tente et les mats principaux en 1850.

La course au gigantisme peut alors commencer avec des tentes américaines et allemandes de plus en plus grandes et démesurées.

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Diane Arbus

Au XXe siècle, le cirque est un spectacle vivant populaire qui s’organise autour d’une scène circulaire qui lui doit son nom. Aujourd’hui le cirque contemporain existe sans cette scène circulaire au sein des structures culturelles et représente la pratique d’une discipline de cirque (équilibre, jonglage…), un art à part entière.

Mais le chapiteau demeure un symbole fort du cirque : il attire les différents publics car celui-ci est ancré dans notre imaginaire collectif. Les entresorts sont des lieux dans lesquels les spectateurs rentrent et sortent rapidement.

« Le public monte, le phénomène se lève, bêle ou parle, mugit ou râle. On entre, on sort voilà » Jules Valles (Le Bachelier Géant ou Les Confessions d’un Saltimbanque, 1943).

Les entresorts sont des baraques foraines dans lesquelles on expose des monstres et sur lesquelles on peut voir inscrit « palais des extrêmes », « poupée vivante » pour attirer les passants à rentrer. Malgré la disparition des phénomènes et des monstres, le principe de l’entresort subsiste dans le domaine du cirque et du spectacle vivant devenant un outil dans la confrontation directe aux publics.

 

3. Aujourd’hui, Hommage et poursuite

La compagnie 2 rien merci comme nous l’a indiqué Jérôme Bouvet lors d’un entretien, travaille sur le « rien » .

 » Qu’est-ce que ça veut dire ne rien faire lors d’une représentation. Alors on ne faisait aucune proposition, être là de manière à confronter. Les réactions? les gens rigolent, ça racle, ça tousse. Créer des espaces de rien qui durent dix secondes parfois deux minutes, un travail sur l’immédiateté ». Jérôme Bouvet

Nous nous sommes intéressées a cette compagnie car celle-ci propose une trilogie d’entresorts forains : Moulin Cabot, Gramoulinophone et Moulinoscope. Leurs création sont portées par un désir de rendre hommage au cirque forain dans son esprit et son esthétique de représentations.

 « Pour nous, c’était évident, on commencera nos spectacles depuis l’extérieur, avec un premier tableau, une mise en rythme, qui inquiète, il nous regarde, nous jauge, un travail sur le jugement et le préjugé. On fait entrer le public, peu de lumière, des lampes de poches à disposition, de la musique. L’importance de l’intérieur et de l’extérieur, comme un voyage émotionnel, parfois il sortait silencieux, sans projet, un peu perdu. Un peu comme aller voir un film en pleine journée qui aurait été bien, qui nous aurait captivés et d’où on ne sortirait pas pareil ni au même endroit que celui par lequel on était entré, une expérience qui déroute, c’est le principe de l’entresort. »

Un spectacle muet, qui, d’une séance à l’autre, introduit des silences…

  • Qu’en est-il de l’expérience du spectateur ?

Au sein de cette proximité, promiscuité immersive, comment les publics interagissent? Que produisent ces silences? Quels sont les artifices utilisés? Jusqu’où est peut-on aller aujourd’hui?

« A l’intérieur, on a réduit d’un mètre à chaque fois, le 1er (2004, Moulin Cabot) on était à 8 mètres, le 2ème à 7 (en 2007 Gramoulinophone) et le dernier à 6mètres (en 2010, Moulinoscope) pour jouer avec cette idée de frottement. »

Avec ce désir de créer de la proximité, de l’intimité également, la compagnie a eu envie de questionner la limite : Une manière d’explorer à partir de quel moment on est bien et à partir duquel on crée de la gêne.

La Cie 2 Rien Merci a été invitée à l’événement Fish & Chips à l’Atelier 231 – 2011 avec Gramoulinophone. 

 

II.« L’étrange » et les publics

1. Side show et phénomènes

Les sides show et phénomènes participent au désir de montrer les « différences », d’attiser la curiosité du public, de mettre en évidence les faiblesses ou les richesses de la nature comme lors de la création des cabinets de curiosités : ainsi va naitre dans les foires et les cirques les estrades de monstres. Extérioriser les peurs, les craintes et hystériser les émotions.Les publics sont en quête de sensations. En 1842, le cirque Barnum entend parler d’un enfant extraordinaire qui ne mesure que 60 cm, pèse, à 5ans, un peu moins de 8 kg et qui, les médecins l’affirment ne grandira plus. Il n’hésite pas et l’engage et devient le général Tom Pouce. Ce cirque va alors imposer au monde ses « trouvailles » en placardant un peu partout des portraits de ses phénomènes : géants, lilliputien, femmes araignées, intégralement tatoués… Le freak show est l’exposition d’êtres humains sortant de l’ordinaire, soit le freak illustre des talents extraordinaires qui émerveille le spectateur, soit il réalise une prouesse physique attestant d’un dépassement du handicap. Les artistes forains forment alors une communauté solidaire assumant sa marginalité comme retranscrit récemment dans la série American Horror Story en 2014.

L’évolution des mœurs et des connaissances médicales on conduit au déclin du freak show comme divertissement mais son esthétique et son histoire persiste à travers des œuvres cinématographiques marquantes comme Freaks de Tod Browning en 1932, Elephant Man de David Lynch en 1980 ou dans un autre registre Big Fish de Tim Burton en 2003. Le cinéma propose, dénonce, choque ou s’empare de ces « différences » avec empathie, il porte cette marge avec reconnaissance et se fait « acte de foi ».

D’ailleurs le cinéma est presque né avec le cirque, on pense aux frères Lumières, au cinématographe et aux territoires partagés avec les forains pendant près de dix ans, ce, jusqu’à 1907.

  • Que recherche le public ?

Tout d’abord, la curiosité, le spectacle à voir dont tout le monde parle puis on peut penser à un désir d’instruction, d’éducation sexuelle car les maladies telles que la syphilis seront explicitées dans des entresorts privés. Une manière scientifique de découvrir et d’apprendre. Avec l’évolution des mentalités et des changements dans la culture populaire, ces anomalies présentées trouvent explication et deviennent des cas pathologiques. De ce fait elles se normalisent et suscitent davantage de la compassion voire du mépris engendrant le déclin de ce type de monstration. Cependant, les « expositions humaines » de ce type ont modifié les fascinations. Les zoos humains, où encore la présentation d’indigènes démontrent aussi l’impact sur les publics du pouvoir imaginaire de « l’exotisme »…

« Pour comprendre le processus par lequel la différence physique ou mentale se normalise, l’étude des freaks est un bon point de départ » . Les États-Unis et le freak show, 1840-1940, par Robert Bogdan. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Myriam Dennehy. Alma Éditeur, 285 p.

L’ouvrage de Robert Bogdan est désormais un classique en sciences du handicap, notamment dans la réhabilitation qui fut faite de cette humanité dont les différences furent traitées comme une marchandise, miséreuse, honteuse et dont les monstrations ont été longtemps synonymes de gains et d’impostures.

 

2. Le vrai du faux

Il serait question d’un théâtre pour reconstruire l’histoire, où serait démêlé ou simplement posé, face à nous, des éléments distinctifs, sciemment choisis. Ils nous arrêteraient dans nos réflexions, nous inviteraient à échanger, à partager un espace démocratique précieux. Voici ce que pourrait être le travail d’une compagnie de théâtre de rue.

Avec l’histoire de la compagnie Kumulus, c’est une rencontre importante qui prend forme. En effet, le choc que suscita les premières images de leur spectacle « Les Squames » fut grand. L’impression déposée par les images de cette création est sans pareille. Des êtres sont enchainés, en cage, présentés sous une maltraitance policière complice….De quoi, vous choquer…vous bousculer, intriguer, faire réfléchir…

Nous y avons vu une contestation, une prise de parole politique avec du sens et du risque, très éloignée de la politesse du théâtre pour reprendre les mots de Barthélémy Bompard. Nous ne connaissions pas ce spectacle et nous nous sommes demandées quel aurait été notre réaction, en direct, face à cette œuvre et quelle perception intime aurait été la nôtre. Après avoir lu et consulté leur site et leurs dossiers de présentation/presse, nous avons pu entendre son directeur en écho à ce document.

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  •  « Les Squames » cristallise le vrai du faux

Il s’agit d’une une œuvre qui a reçu le prix du meilleur spectacle lors de l’international Strassentheaterfestival d’ Holzminden (Allemagne). Elle porte en son sein un désir de prise de conscience sur le traitement que l’on fait à la différence. Cette performance relève de l’éclatante antinomie du vrai et du faux. Loin d’être des antagonismes que l’on appréhenderait de manière subjective, ils font ici figure de métaphore de la différence.

Le vrai et le faux portent en eux un jeu d’énigme qui repose sur nos propres interprétations. Cette performance nous demande d’apprendre à voir et non de nous laisser avoir par nos jugements interprétatifs trop souvent hâtifs, par le conditionnement d’un environnement peu enclin à l’ouverture, de ne pas fonctionner avec une forme de binarité tout en captant notre sens aigu ou non de la critique.

« Les Squames » est une création de 1986 qui a trait à l’acceptation de l’autre et dont le dispositif nécessite la présence de 18 comédiens.

Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui relève du faux dans cette création ? Le « ça » comme le public parfois dénomme ces comédiens enfermés dans des cages, appelle et questionne.

Dès le début de la carrière de cette œuvre monumentale qui durait à l’origine cinq heures, Barthélémy Bompard fut surpris de constater que les gens, les spectateurs, les passants croyaient à cet enfermement d’une espèce humaine. Œuvre monumentale, selon nous car le point névralgique d’un spectacle de rue est ici atteint, franchi et dépassé. Une histoire de la violence est ici racontée.

  • La question du public: Frontalité, perception de la cage et interdiction ?

Une charge émotionnelle est donnée à vivre. Le pouvoir exercé par nos regards sur ces êtres et par ces gardiens qui placent ces hommes sous contrôle nous interroge sur nos limites morales de l’acceptation. Notre place de spectateur, notre passivité ou notre instinctive révolte fait partie de l’histoire. L’histoire française, ethnologique, politique, sociale où le racisme et l’intolérance ont sévit et ont provoqué des ravages et des drames.

Qui sommes nous face à ces hommes et que pouvons nous pour eux ? Quelle responsabilité est la nôtre ? et si par effet de miroir nous étions ces êtres emprisonnés ? Et si il incarnait les derniers hommes ? Ce qui peut paraître insoutenable, c’est l’image référente de la violence des gardiens qui nous confronte à l’image policière, son rôle, son implication, son manque parfois de neutralité. Par ce contrôle constant, cette obsession sécuritaire de nos politiques, la cage nous est apparue comme une prison mentale dans laquelle nous pouvons nous enfermer par obscurantisme, par choix des extrêmes.

Cependant, après trente de carrière cette pièce de théâtre de rue a rencontré un interdiction lors de l’édition 2014 du festival d’Angers « Accroches Cœurs ». En effet,  suite à une manifestation d’intégristes musulmans et catholiques qui proféraient des injures et qui jugeaient cette pièce « impure » et raciste.

KUsonsage

La Mairie porté par Christophe Béchu et quelques conseillers municipaux , a tout d’abord interdit puis a ensuite autorisé la tenue d’une représentation dans une salle, sous surveillance policière, au motif que le festival devait rester festif et familial. 800 personnes sont venues signifier leur désir d’assister à cette création,  « Ici, nous sommes 800 et pourtant nous avons dû courber l’échine face à vingt jeunes qui, en fait, ont gagné » dira Barthélémy Bompard.

Une référence explicite à ce que nos avions pu vivre comme expérience de spectateur lors des représentations très chahutées de « Sur le concept du visage de Dieu » de Roméo Castellucci en octobre 2011 à Paris, au théâtre de la Ville. Nous avions été très choquées de la réception de cette œuvre. Un mouvement de catholiques intégristes nommé « le renouveau Français » avait perturbé quasiment chacune de ces représentions, le journal Le Monde parlera d’une violence en état de siège pour qualifier ces évènements. Aujourd’hui, dans ce contexte de post attentat, la réception de cette performance risque de se voir à nouveau interdite si nous ne comprenons pas la nécessité absolue de faire de la résistance, nous risquons de mettre en péril notre liberté fondamentale d’expression.

C’est ainsi que le 19 septembre 2014 L’Observatoire de la liberté de création de la Ligue des droits de l’homme écrira un communiqué qui avait pour titre : « Des artistes accusés de déranger, des élus tentés de censurer «  la question d’Angers sera posée.

La compagnie Kumulus est venue présenter ses créations dans le cadre du festival Viva Cité. Ce fut le cas pour Family Express en 1997, Itinéraire sans fond(s) en 2003, Silence encombrant en 2012 et enfin Naufrage en 2016.

 

3. Anatomik de Madam’ Kanibal

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Source

Avant d’être Madam’ kanibal à partir de 2015, Élodie Meissonnier fut cofondatrice de la compagnie Makadam’ Kanibal avec Jean Alexandre Ducq et Jérôme Bouvet.

Ensemble, ils créent le spectacle « le cirque des curiosités » ; un spectacle conçu pour la rue, dans lequel il y a des techniques de fakir mais aussi des techniques de clown.

« Raconter quelque chose, faire passer un message,  » parler d’amour en avalant des louches « , jeter au visage des spectateurs la misère que notre société rejette toujours plus loin de ses centres villes… Voilà ce que la compagnie Makadam’ Kanibal voulait dire.

Le personnage de Madam’ Kanibal né dans « le cirque des curiosités » prend vie seule dans le spectacle Anatomik et se présente comme ceci :

« Après avoir installé sa baraque de foire, cette pseudo foraine (de mère en fille) va vous dévoiler son jeu du tir aux ballons ; couleurs, jouets, fusils à bouchon, baudruche…Qui veut tenter sa chance !!! Dans sa quête du chaland, c’est le sort qui va tirer…et désigner l’élue de son cœur. Mademoiselle s’accorde un repas bien mériter, après toutes ces émotions. Raviolis à la meuleuse sur lit d’ampoule au menu. Elle tentera le tout pour le tout et offre, alors son mini « Peep show », afin de se métamorphoser en objet désirable : épilation à la meuleuse, costume sur mesure agrafé à même la peau… Devant son vestiaire d’usine lui servant d’unique décor, elle ouvre ces trois portes, ses trois mondes« … Madam’ Kanibal.

  • La réception des publics, quelle place dans la création ?

Élodie Meissonnier reconnait parfois se brider afin de ne pas choquer, ne pas déranger le déroulement de son spectacle avec des remarques du public. Le choix du décor installe aussi un questionnement, qu’est-ce que l’on va nous dire et qui va s’adresser à nous ? Elle reconnait également que ses réflexions sur le corps de la femme et sur le miroir que lui renvoie la féminité des magazines sont les sujets de son spectacle. Elle invite le spectateur à réagir avec humour sur ce sujet délicat. Ainsi sa création est quasiment muette, offrant au public un espace de décryptage qui lui est propre. (Programmation Viva Cité : Makadam Kanibal : Gavalo kanibal : 2009).

 

III. Il était une histoire dans l’espace public

1. Regard porté sur notre société, miroir, beau miroir ?

Le théâtre est une parole publique, le regard qu’il porte sur notre société et la restitution qu’il nous en fait est essentiel. Par son théâtre de geste, expressionniste et politique, la compagnie Kumulus nous invite à poser notre attention sur ce que fabrique notre société comme monstre et comme « énormité ».

Notre monde s’est développée et sa course folle à la production nous place face à nos responsabilités. De ce progrès est née une mise en danger pourtant ce système peine à toucher à sa fin. Ici, face à cette benne, nous assistons à notre « perte », métaphore du gaspillage qui, tels nos restes encombrants, abîme ce reste de paysage.

  • Silence encombrant 
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Silence Encombrant- Crédits Jean-Pierre Estournet Source

Ce spectacle a été crée en 2011, il s’agit d’ une performance sur l’intimité du souvenir et le scandale de l’obsolescence, ou encore une monographie de l’acier, une histoire sociale du post industriel… Une manière de nous ramener face à notre propre désordre. Au cœur de l’espace public, la rue étant son siège, sur ce bitume endormeur, voire embaumeur de terre et de nature, est installée une benne d’où bientôt vont surgir des hommes.

Là, des humains et des déchets vont se confondre et des questions vont se poser : Qui rejetons-nous et de quoi voire de qui nous débarrassons nous ?

Avec ce spectacle sans parole nous entrapercevons un lien immédiat avec les personnages de Samuel Beckett, Lucky dans En attendant Godot par exemple ou encore ceux de May B de Maguy Marin. Leur visage blanc, leur tenue, leur geste et démarche, découvreurs d’eux –mêmes, surpris par leur propre sourire, nous laisse coi. Surgit la mythologie, cette benne aux allures de boites de Pandore qui devant nous répand tous ces « maux ». En écho à cette espérance qui serait restée au fond, nous avons ces hommes et ces femmes qui parviennent à se détacher, à s’extraire. Ils vont donner vie à des objets, une histoire du chacun. La préciosité et le fétichisme de l’objet nous rappelle, nous présente un souvenir. Un spectacle muet et sonore avec pour musique, les bruits de ces trouvailles, vibrantes carcasses, vivante matière, entrailles de fer.

  • La question des publics ?

Laissons nous conter cette histoire de solitude, de dernières minutes, nous, face à nos démons, nous, face à notre temps au milieu de ces éléments inertes qui plantent une cartographie mentale du souvenir. Le public est au cœur du dispositif et par cette monstration d’une mise à la casse de la société, chacun y voit son reflet, son double, sa fin programmée.

Pour autant dans ce désespoir subsiste une forme d’humour engendré par ce théâtre de l’absurde. Grâce à l’utilisation habiles des choses, d’éléments chargés d’histoire collective, eux-mêmes pris au piège, nous sommes saisis par cette séquence d’entière vulnérabilité, nous en tant que membre d’un corpus et nous en tant qu’individu propre. Il est aussi question de résilience car même dans le chaos l’homme subsiste, à bout de bras.

« Ce bal des ombres résiste et pousse la ligne de front». 

Ce spectacle a reçu le prix du meilleur spectacle de l’édition 2012 du festival de Teatro Y artes de calle de Valladolid en Espagne. IL a fait l’objet d’une tournée en France (15 dates) et en Europe notamment au Danemark et Pays Bas (7 dates).

 

2. La légende, le réel et la mémoire collective

Jouer avec le réel, le considérer comme un territoire protéiforme aux champs lexicaux aussi nombreux que l’ensemble des légendes populaires du globe.

A partir de l’entresort forain et sa création d’espaces démultipliés, un jeu avec la narration peut prendre forme. La construction d’une histoire peut alors posséder plusieurs strates.

Ce que l’on donne à comprendre au spectateur, et, à partir du lien que l’on crée avec lui, ce à quoi on peut lui faire croire. La compagnie Les Trois points de suspension avec sa création de 2007 « Voyage en bordure du bord du bout du monde « apparentée selon eux à une épopée cosmique nous transpose au « royaume des peurs et de l’étrange ».

Le public est totalement intégré au show et y participe, parfois malgré lui.

Cette œuvre trouve ses sources d’inspirations dans le cinéma des années 50 comme ceux d’Ed Wood, on peut aussi y voir les esthétiques de Woody et les robots (1973) de Woody Allen et The Rocky Horror Picture show (1975) de Jim Sharman et penser à l’univers des Monty Python et leur Sacré Graal, film culte et classique indémodable et aussi à la série Kaamelott crée par Alexandre Astier, qui, en 2007, fédérait sur M6, en moyenne 4 millions de téléspectateurs, sans oublier bien sûr, le théâtre forain.

Teaser

Ainsi avec ce désir de faire exploser le 4ème mur –mur imaginaire qui sépare les acteurs des spectateurs- que cette création joue sur les effets, les codes de la scène, la narration afin de perdre le spectateur au point qu’il ne parvienne plus à démêler le vrai du faux.

Qu’est-ce qui est joué et qu’est-ce qui ne l’est pas ?

  • Le public, construction du décalage et création du rire

La réaction du public peut s’apparenter à une forte adhésion, en effet selon Nicolas Chapoulier, les spectateurs, parfois totalement pris par l’action, sont venus les aider directement sur scène pensant les combats « réels », au même titre qu’ils ont appelé les pompiers et qu’ils proposent régulièrement aux comédiens de venir jouer pour des fêtes d’anniversaire.

Depuis 10 ans, ce spectacle fonctionne très bien pour son aspect spectaculaire et visuel et pour la création de multiples décalages entre la perception et la réalité allant jusqu’à vouloir être pris pour des amateurs par le public en faisant jouer les responsables de programmation voire les maire avec cette carte.

Son succès s’est, en outre précisé, lors de leur tournée en Europe notamment avec un public très nombreux, en Belgique où ils ont joué devant 2500 personnes et en Angleterre où les références au Monty Python sont prégnantes et où la culture SF qu’elle soit littéraire ou cinématographique fait partie intégrante de l’inconscient collectif.

La Cie Les Trois points de suspension ont joué à Viva Cité avec les créations suivantes: Nié Qui Tamola : 2011, Looking for Paradise : 2015.

« Nicolas Chapoulier, Anthony Revillard et Mathieu Leroux, trois acrobates formés aux techniques circassiennes, créent la compagnie en 2001. En 2002, ils sont rejoints par Jérôme Colloud, musicien de jazz, chanteur, pianiste et comédien. Issus d’univers et d’esthétiques très différents les uns des autres, ils ont en communs d’explorer ensemble les richesses du mélange des techniques, des disciplines et des influences, principalement dans l’espace urbain. »

 

CONCLUSION

Avec cet angle d’approche sur le cirque en lien avec la thématique de la différence, nous sommes parvenues à comprendre que le théâtre de rue est un pionnier en termes de croisement des genres, un laboratoire de création unique qui perpétue le cirque et le théâtre forain. Sa parole, son inventivité et sa capacité à investir la ville nécessitent une excellence artistique et un rapport quasiment politique avec le public. Véritable théâtre d’invention, par essence subversif, il bénéficie d’une très grande diversité de créations, ce, dans une logique de transdisciplinarité. Un exemple d’acceptation et de tolérance qui a planté parfois ses crocs dans un espace public affaibli par les confusions. Les attitudes des élus de nos collectivités doivent servir d’exemple dans leur prise de décision et dans leur capacité à maintenir et à soutenir une politique culturelle exigeante et plurielle de la gratuité.Cette diversités artistiques participent à l’émancipation citoyenne de par les interrogations qu’elle soulève et l’intimité à laquelle elle nous convoque.

Nous avons accompli un voyage sur des territoires totalement inconnus qui nous ont beaucoup émues et d’où nous ne ressortons pas tout à fait les mêmes, ni tout à fait moulues ni tout à fait entières.

« L’émotion est une distorsion du temps » Johann Le Guillerm.

Cette enquête n’est pas libre de droits.

Isabelle Pompe, 2017.

 

Bibliographie

 Le cirque du théâtre équestre aux arts de la piste, Pascal Jacob, Larousse, 2002

La grande parade du cirque, Pascal Jacob, Gallimard découverte

Le cirque et l’art forain, Jules Chéret, Somogy éditions d’art, 2002

Un festival sous le regard de ses spectateurs– Viva Cité, le public est dans la rue- Betty Lefèvre/Pascal Roland/ Damien Féménias- Publications des universités de Rouen et du Havre- 2008

La fête foraine d’autrefois, Christiane Py- Cécile Ferenczi, Édition de  La Manufacture, 1990

Exposition : The Freak Show, Musée D’art Contemporain de Lyon, 2007 Source

Extrait de presse- la fabrique des monstres, Les États -Unis et le freak show 1840 1940  Source

Le Petit Salon/ France Culture – Lucile Commeaux – Les trente ans du théâtre de rue – 09/01/2017 Source

Les compagnies

Portrait Barthélémy Bompard :Source/  Interdiction du spectacle « Les Squames »/ Vote des spectateurs suite à l’interdiction : Source/  Commentaires des spectateurs Source

Heureusement qu’on ne plait pas à tout le monde-27/02/2015- Entretien avec Barthélémy Bompard- Nouvelle République Source / A Angers, les intégristes entrent en scène/ Next Libération du 14/09/2014: Source

Théâtre interdit- Antoine Guillot- 29/09/2014 – France culture Source

Théâtre de rue, la pièce Les Squames censurée à Angers – Camille Beglin/ Le Figaro 15/09/2014 :Source

Ligue des droits de l’homme – 19/09/2014 Communiqué de l’observatoire de la liberté de création – Des artistes accusés de déranger, des élus tentés de censurer: Source

Roméo Castellucci- Laurent Carpentier – Le Monde 26/10/2011 Au théâtre de la ville, la violence d’un état de siège :Source

Les Trois points de suspension « Voyage en bordure du bord du bout du monde » Fiche technique : Source /

Kumulus – Silence encombrant/ Dossier de presse

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