Cet article est proposé à la lecture pour questionner l’expérience de spectateur. Le face à face avec une forme d’art peut se traduire par une visite, une rencontre, un choc…Ce sont les éléments constitutifs de cette situation qui m’intéresse par le prisme de sa traduction. C’est la mise en mots d’une expérience humaine au contact d’une œuvre qui trouve sa place, ici.
Par ailleurs, j’ai réalisé un dossier thématique sur la question des publics des arts populaires, notamment des arts de la rue. L’expérience du spectateur, enjeux des arts populaires
Cette page prend la forme d’une critique et est à découvrir comme une interrogation sur la question de la réception à une œuvre d’art vivant.
Un spectacle de danse contemporaine est raconté. Il s’agit des « Trois grandes Fugues » programmées à l’Opéra de Rouen Normandie le 10 févier 2016.

D’un état de la matière à un autre
Un Triptyque
A l’origine était une œuvre de Beethoven, La Grande Fugue en si bémol majeur pour quatuor à cordes, opus 133 crée entre 1824 et 1825. Plus d’un siècle et demi plus tard, chacune à leur tour, trois chorégraphes, Anne Teresa De Keersmaeker, Maguy Marin et Lucinda Childs, vont s’en emparer en proposant trois lectures.
L’enjeu de cette interprétation à trois têtes est aussi un formidable exercice de composition. Les trois versions de la vie, que donne à voir ce spectacle, « Les Trois Fugues »[1], sont un enchaînement de tableaux distincts et signés.
Ils se reçoivent telle une invitation à l’appréhension de trois dimensions. La rencontre entre trois œuvres chorégraphiques et le Ballet de l’Opéra de Lyon.
Ce tableau, en triptyque, est une œuvre en trois volets sculptée par des motifs musicaux dont on distingue trois commencements. Tous brodés d’infinis détails, autour desquels vient s’enrouler une géométrie crépusculaire pour parvenir à nous faire ressentir l’instant du dernier souffle.
La naissance de ce spectacle tient en cette commande passée à Lucinda Childs[2], danseuse et chorégraphe américaine de danse contemporaine associée au mouvement minimaliste, alors artiste -invitée par le Festival d’Automne de Paris[3] en 2016.
Elle offre, à cette grande fugue, la finalité de ces trois actes au regard de sa date de création. Ces actes sont disposés telle une proposition d’ensemble, mais sont à traverser comme des compartiments, offrant davantage une confrontation voire un « partisanat ».
Ces trois monologues détiennent, pourtant, suffisamment de dialogues en leurs seins pour que les applications à la règle, l’hystérie de la répétition et la charge libertaire deviennent indissociables.
Là, où l’enjeu de cette soirée réside en la complémentarité de ces trois interprétations, répond un dialogue enrichi par la mise en acte commun de ces différences.
Ces disparités sont, qui plus est, amplifiées par le choix d’enregistrements différents pour cette fugue d’une durée de 18 minutes, respectivement l’Orchestre de cordes des musiciens de l’Opéra de Lyon, le Quatuor Debussy et Il quartetto italiano.
[1] Spectacle de danse à l’opéra de Rouen le 10 février 2016- [2] Née le 26 juin 1940- [3] Le festival d’Automne lui adressa cette commande.
Un mythe est une parole
Dans Mythologies[1], Barthes indiquait qu’« un mythe est une parole », Les Trois Fugues sont un mythe.
Ici, une parole poétique, lumineuse, minimaliste et postclassique pour Lucinda Childs, avec des danseurs en justaucorps gris, serait donnée à être entendue.
Un vocabulaire viril, puissant, résolument contemporain, avec des interprètes majoritairement masculins, en costumes noirs, pour Anna de Keersmaeker serait à saisir.
Enfin, une logorrhée vibrante, heurtée et tourbillonnante pour Maguy Marin, et ses quatre danseuses vêtues de rouge sang, semblerait se distinguer.
Un sens de lecture qui invite au décompte
En effet, la création de Childs[2], prend place avec ses douze danseurs, à travers un décor d’ornement lumineux du scénographe Dominique Drillot.
Six couples de danseurs du ballet de l’Opéra de Lyon embrassent ou repoussent les motifs musicaux. Chaque mouvement dans l’espace correspond à un mouvement précis de la composition.
La fugue est la forme musicale la plus achevée car elle utilise toutes les techniques contrapuntiques et harmoniques de l’écriture musicale.
Le décor repose sur les phénomènes de perception et la transformation des espaces. Les transparences de matières induisent une intervention minimale. Cette cage ajoute une dimension aérienne à la scène. La douceur et la neutralité des costumes contribuent à la conception d’un ensemble élégant.
[1] Mythologies, Roland Barthes, édition du Seuil, 1957. [2] La musique provient de l’enregistrement de l’orchestre de l’Opéra de Lyon, direction musicale, Bernard 2006.
L’ épure
Depuis Fase en 1982, Childs réussit à nouer un dialogue entre la structure musicale répétitive et l’émotion des gestes des danseurs, préférant l’épure des formes et la neutralité esthétique absolue avec pour devise, «The less is more ».
« Fille » de Merce Cunningham[1], de Paul Taylor[2], Lucinda Childs marque, très tôt, son territoire de danse répétitive.
Ici, elle dessine à nouveau des espaces très maîtrisés où les figures se complexifient au fil de la structure. La recherche de la verticalité est prégnante. Les sauts et rotations nous placent face à des figures « normées » au code gestuel intrinsèque.
Les danseurs se répartissent l’espace en lignes et cercles. L’individu est présenté au sein d’un groupe, en couple, ou seul afin d’asseoir une virtuosité technique. Il y a un caractère formaliste dans ce courant minimaliste, mais la notion de répétitivité est aussi un instrument de recherche qui vient interroger les limites du corps.
Malgré cette simplicité apparente, ce corps, épousé par ces tons gris/mauve- synonyme de paix, mais aussi de rigueur- est lui-même sublimé.
Il est question d’intime, entre danse et musique, au plus près de la partition.
« Un regard porté sur cette œuvre musicale avec un côté baroque, néo-moderne et postclassique », précise la chorégraphe lors d’un entretien.
Le spectateur est un « regardeur » de cette syntaxe aux séquences autant nimbées de variations que de Leitmotiv.
[1] Merce Cunningham (1919-2009) danseur et chorégraphe américain, il a révolutionné l’histoire de la chorégraphie. [2] Paul Taylor est un danseur et chorégraphe américain qui a révolutionné la danse moderne dans les années 50.

La force de Frappe
Puis, comme une chorégraphie gravée sur une partition, Keersmaeker[1] double le quatuor permettant d’entendre toutes les voix de cette musique. Désormais, huit danseurs, six hommes et deux femmes, vont démultiplier l’intensité de cette sarabande grâce à une trame narrative faite de courses effrénées, de chutes brutales, de sauts et suspensions.
Cette création est la plus ancienne, elle a été créé en 1992, ce soir, c’est en contraste quasi absolue qu’elle se donne à être reçue. Ce noir et blanc, ces notes qui s’écrivent au fur et à mesure, offre une sonorité de chutes, de coups.
Nous avons atterris sur une planète tellurique où cette absence de couleur traduit des signes. Ces costumes, ces chemises blanches et pantalons noirs disposent, sur le plateau, un renoncement.
L’individu est au groupe, il lui appartient avec une gestuelle à l’unisson où l’abandon du poids et les appuis au sol participent à une narration dont le flux et la circulation dans les espaces sont métronomiques.
Les pas sont des ondes, dans la lignée du travail de Keersmaeker[1], relevant d’une synesthésie.
Le décor absent, mais constitué de cette lumière latérale et rasante, façonne les corps des huit interprètes aux chaussures noires. Au sein de ce vocabulaire sexué, des références à l’art contemporain deviennent petit à petit perceptibles.
Du suprématisme au spatialisme, le Bauhaus voire l’art vectoriel nous convient à expérimenter cet instant scénique. Une intertextualité s’engage même avec Malevitch, et puis ce sont les images du Café Müller[2] qui nous viennent à l’esprit, alors même que la standardisation apparente semble être, là, dénoncée.
L’uniformité, la virilité de cette pièce chorégraphique, nourrie par la complexité des rapports hommes et femmes, donne naissance à un mouvement.
« Un pont entre le ciel et la terre –au sens les plus physique et spirituel. » [3]
[1] Anna de Keersmaeker 11 juin 1960 à Malines en Belgique, est une danseuse et chorégraphe belge flamande. Elle est une figure majeure de la danse contemporaine belge et mondiale.[1] Keersmaeker comme Marin sont issues de l’école Mudra fondée par Maurice Béjart en 1970. Une école pluridisciplinaire du ballet moderne qui engendra une révolution chorégraphique. [2] Création de Pina Bausch en 1978.[3] Citation extraite du livre de Philippe Guisgand « Les fils d’un entrelacs sans fin »PU du Septentrion, 2008.

Ce soir, une relation singulière entre la danse et la musique s’est nouée autour d’un échange fait à la fois de ruptures et de nuances dans les mouvements.
Ces gestes répétés en boucle affirment pourtant une fluidité. Une trajectoire qui se déroule, se déploie avec des mises en tensions très efficaces qui procurent aux rythmes, l’intensité et la force d’un soulèvement terrestre.
Schubert évoquait Beethoven, en 1827, en ces mots : « Tout le monde comprend Mozart, personne ne comprend bien Beethoven. »
L’opus magistral
Ce soir, la terre est couronnée. Pour parfaire cette trilogie, la chorégraphe Maguy Marin[1], convoque son quatuor rouge sang. L’orchestration de ces sombre tonalités musicales sera espace de confrontation.
Dotée d’une force exceptionnelle, cette course haletante, cette effervescence nous tiendra suspendu jusqu’à un état de quasi sidération car, ici, se joue une lutte pour la vie.
Maguy Marin, c’est un vocable scénographique identifiable dès la première minute, un espace occupé de toutes parts, des diagonales à l’épreuve, des bords de scène, des sauts et des gestes dont l’intertextualité tourne à l’heureuse auto citation.
Dès 1980 et l’ouverture de la maison de la danse à Lyon, elle expérimente les styles au pluriel. May B déboule en 1981, frappe et déroute, sa théâtralité aujourd’hui encore poursuit ses interrogations
[1] Chorégraphie de 2001.
Deleuze parle de Beckett et peut -être de May B en ces mots : « l’abandon de tout privilège de la stature verticale », « le remplacement de toute histoire ou narration par un « gestus » comme logique des postures et positions », « la conquête de dissonances gestuelles »[1].
Ici, nous sommes chez elle. Les champs artistiques, l’humain et la philosophie sont là au sein de ce rouge couleur de Mars.
Depuis longtemps, cette chorégraphe œuvre à faire surgir « ces forces diagonales résistantes à l’oubli » (Hannah Arendt).
Cette explication s’offre, ce soir, sur le plateau. Il est nu, la lumière est signée par François Renard. L’utilisation de “vrais” vêtements, les pieds nus, les corps différents forment un état global du spectacle.
Une bataille comme acte de résistance pour des féminités, des guerrières qui se partagent des chorus et s’offrent des lignes solitaires. Chacune intériorisant cette partition en gestes, jeux de pieds et de mains pour accroître la finesse du dialogue.
Ces pieds et mains en dedans sont aussi une référence directe à Nijinski dans son fameux « Sacre du Printemps ».
L’émotion est grande, tenue par une profonde douceur, puis les images s’accélèrent. Nous avons, sous les yeux, l’intensité d’une déclaration d’amour. Et c’est le temps qui est sans cesse secoué. Elles giflent, reçoivent, redonnent et recommencent. Ce rouge obsédant signe les références épiques de ce combat pulsionnel.
La narrativité explore les champs plastiques des monochromes de Rothko, en passant par Les Chaussons rouges de Mickael Powel et sa danse sacrificielle, à l’expressivité des Femmes sur fond rouge de Fernand Léger. On se sait dessaisi, traversé par des courants artistiques visionnaires. Cette lecture récursive d’une course contre la mort est à vivre comme une leçon de vie dansée.
L’expressivité des danseuses va crescendo et donne à comprendre un témoignage. Muybridge et sa photographie scientifique ou chronophotographie n’est pas si loin de cette expérience où les déplacements sont linéarisés.
« L’art ne cesse de travailler à la perception d’une réalité bouleversante que la vie quotidienne nous dissimule et nous fait oublier. » Nous dit-elle.
[1] DELEUZE Gilles, art. Cit. p. 83. Deleuze semble songer à May B, la pièce dont Maguy Marin avait parlé avec Beckett au moment où celui-ci s’apprêtait à créer Quad (1981)

Beaucoup de monde fit le déplacement à l’Opéra de Rouen ce soir-là. Des spectateurs partagés entre un public peu habitué à cette proposition et ceux qui auraient fait le maximum pour se trouver ici.
Un parterre bigarré, ponctué çà et là de novices, amenait avec lui sa dose d’adrénaline. Au bord, tout au bord, ils eurent à vivre une expérience sensorielle surprenante, à voir la sueur, à entendre les souffles et les sons de ces corps.
Un instant commun où tous nous sommes des témoins oculaires assistant à l’émergence d’une surprise.
« C’est le besoin viscéral d’avoir affaire à l’ignoré. D’une manière ou d’une autre, j’exige d’être surpris. » Pierre Notte « L’effort d’être spectateur » Éditions les Solitaires Intempestifs, 2016.
La réception de ce spectacle fut partagée entre stupeur et immobilisme, émotion et circonspection.
Palpable dès la fin du 1er acte, gloire au règne de Childs qui put séduire les récalcitrants de la création contemporaine. Puis, nous étions affectés à des espaces –frontières, des passages, des transitions.
Après le 2ème acte de Keersmaeker, les spectateurs paraissaient, tour à tour, secoués et interrogateurs.
Quelle planète allaient –ils encore visiter, dans quel espace-temps allaient –ils se retrouver projetés ?
Dès les 1ers échanges, lors de l’entracte, la transmission fit son chemin. La contamination d’un état était à l’œuvre. Des spectateurs en proie au regard et avis de l’autre campaient sur leur position silencieuse, d’autres en vigilance opérante – de peur de perdre une once de contrôle- se déplaçaient timidement dans la salle.
Le stress inhérent à l’attente procurait ses bienfaits. Les visiteurs se dissipaient petit à petit, prenaient un peu plus d’aisance. Telle une échappatoire, l’auditoire se jetait sur ses téléphones en désespérance d’un contact avec le monde, ô combien, extérieur.
Nous étions, au fil de cette soirée, passés d’un état à un autre, au rythme de ces tableaux, tous traversés comme autant de « matières ». Des applaudissements se firent entendre entre les trois actes, dès le tomber du rideau, avec une intensité variable.
L’acte final de cette trilogie, porté par Maguy Marin, emmena avec lui ses contrastes, ses traces sur des visages, à la fois crispé, bouleversé, soulagé.
Rougi par le manque d’air, à bout de souffle et bousculé dans ses habitudes, le public de l’Opéra de Rouen sembla marquer un temps d’arrêt avant de s’évanouir en ovation.
Je ne pus m’empêcher d’être heureuse de les voir se libérer et c’est alors que des personnes du 1er rang se tournèrent vers moi pour me dire :
« Qu’est-ce que ça fait du bien d’être vivant! ».
Isabelle Pompe, février 2016.
#maguymarin #marin #beethoven #lucindachilds #opéraderouen #grossefugue #dansecontemporaine #keersmaecker #rouen #spectacle #public #artvivant #danse #sociologie #troisfugues #pierrenotte #spectateur #solitairesintempestifs #rothko #powel #chaussonsrouges #nijinsky #sacreduprintemps #hannaharendt #arendt #mayb #theatredesarts #beckett #schubert #malevitch #grandefugue #regardeur #mercecunningham #dominiquedrillot #lessismore #fase #paultaylor #ballet #balletopéradelyon #operadelyon #lyon #festivalautomne
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.