Alors que notre vision se doit d’être réajustée, vous vous tournez parfois vers d’autres solutions. Un monde premier serait le vôtre, vous le savez, vous en êtes certain mais faute de moyens et de confiance peut-être, vous devez le laisser un instant, puis deux, sur le côté. C’est alors que le monde secondaire fait son entrée fracassante, lui et ses promesses de rentrée d’argent, lui, le job alimentaire qui se refermera ultérieurement sur vous comme un piège.
Les voici mes mondes. L’un relève du premier ordre, répond, en termes de conscience à cet endroit, ces espaces temps, ces façons de vivre, ces manières de s’y prendre pour se sentir vivant, là, bien, en paix, au calme, avec soi.

Le choix et la référence au libre arbitre ne tiennent pas la route alors que vous n’avez pas les moyens ni le réseau pour vous en sortir sans embûche. La splendide injustice sociale se dévoile et devient la régisseuse de ce spectacle.
Je n’ai donc pas eu le temps de chercher mieux, j’ai donc pris un travail qui, dans l’absolu pouvait contribuer à me donner une adresse et une vie sociale. Mais, c’était en toute naïveté, car le territoire concerné par cette scénette de vie ordinaire était une métropole grande et non mixte socialement. Paris, la ville de l’exclusion solennelle, la ville des nantis et des larbins. J’étais donc là, dans ces espaces commerciaux à aller et venir, selon un ordre du jour, à parler dans une langue « concept » pour reprendre l’adage du magasin qui m’employait.Vêtue de noir, sur des talons, féminisée à leur manière, j’avais ma jeunesse dans la poche et mes jours comme mes nuits n’étaient pas dingues.
Ce cirque dura une année puis vers une autre destination, plus printanière, je me suis trouvée face à ma génération avec, pour principe de situation, la domination.
En terre bourdieusienne je suis tombée avec pour attitudes simultanées la domination sociale, masculine et tous les capitaux au rouge qu’ils eussent été culturels, patrimoniaux, symboliques….Malgré cela, j’ai tenté de garder mon sang froid, de tenir le cap. Je n’étais pas de là, n’avais pas les mêmes armes et crachais, en cachette, sur leur voie royale.
Pour moi, qui avais connu très bien la forêt, la toundra, les difficultés et la mort, je ne comprenais pas les caprices, les atermoiements, ni les passe temps de mes supérieurs collègues.
Mon chemin, mon parcours antérieur, ce qui m’avait fait, ils semblaient s’en moquer, ce qu’ils voyaient comme qualité c’était l’enseignement professionnel que j’avais retenu de l’asile séphorien que je venais de quitter. Pas de focus, ni de point développement sur mon savoir être ni sur ce que cela me demandait au quotidien d’être là, vendeuse, dans un lieu qui fonctionnait comme un village. Un endroit du monde où les process d’assimilation avaient cours, où les chasses aux sorcières étaient légion.
J’avais cette vision de cailloux dans mes chaussures, de manque d’argent, de ne pas assez manger, de devoir déposer chaque jour mon sac à la consigne car j’étais tantôt hébergée, tantôt en colocation. Une jeune vie que je ne me souhaitais pas.

Durant quatre ans, les jours devinrent pires.
Au sein de ces petites histoires d’ego, de paroles fausses et de rumeurs, j’ai fait, parlé, vendu des objets, des choses, des trucs comme si j’étais au théâtre. C’était mon issue, mon seul moyen pour ne pas sombrer dans la tristesse d’avoir fait la peau à mes rêves. Alors, je me suis mise à observer, à entendre, à être aux aguets de ce monde qui ne me voulait pas plus que ça. Trop révolutionnaire, trop rebelle, trop…Bref, un petit monde aux espaces réduits, aux recoins toujours éclairés, un monde où les gens évoluent dans de gigantesque open space et où l’intimité ne doit séjourner.
Chaque instant de mes jours étaient pour quelqu’un: le Client, mes collègues, mes concurrents, mes chiffres…Une vacuité qui semblait toutefois avoir ses lois. Ne jamais imaginer sortir de sa condition d’employée. Être dominée et composer avec, ne pas supputer que l’ambition est du même ordre pour tous et surtout lorsque vous êtes sous le coup d’une double hiérarchie (micro et macro disons), vous êtes sur la sellette, toujours. Vous avez cette date limite tatouée dans le dos, un poids à respecter, un physique à maintenir et ne pas trop en faire mais à toute heure donner envie…Porter l’habit de la soumise et poursuivez, sans faire de l’ombre à qui que ce soit, les choses se passeront mieux…

Les seconds mondes sont pluriels mais il m’est apparu vital de les laissez là où ils étaient. De ne pas m’offusquer davantage à cause des horreurs, des jugements systématiques de valeur auxquels j’ai dû faire face. Je ne voulais pas d’histoire, pas faire de rencontre intime, me tenir éloignée le plus possible de leurs gargarismes….Et pourtant, cela m’a néanmoins coûté très cher d’être moi. C’est alors que ce monde second s’est retourné contre moi et m’a mise en danger. Salie, je me suis exigée un retour en grâce, ce n’est pas un job alimentaire qui ternira ce que j’ai, tant bien que mal, construit. On donne, on se mobilise, se motive, répond aux attentes et exigences, on pense le respect naturel.
Ces actes de domination ont été si lâches qu’ils m’ont heurté longtemps. Ces choix de jumelles, recruter les gens qui vous ressemblent…A votre image, selon vos principes, à même de faire comme vous l’entendez…Pour cela, j’ai été interdite, relayée et cela a repris des couleurs encore récemment. Les ressources humaines et les managers sont tellement à questionner, que ce n’est pas l’exclusion sociale le problème mais les personnes qui contribuent à créer du « bon droit ».
Les logiques de clans, l’entre-soi, je pensais cela impropre aux mondes de la pensée. Et des nues, je suis tombée, même dans ce monde premier, les attitudes sont serviles.

La question du pouvoir et de ces visages m’a conviée à repenser le combat. C’est d’ici, des ces secondes zones que mon militantisme a été testé, mon féminisme face à ces êtres bousilleurs d’émancipation. Je ne suis pas fille de, je suis la somme d’histoires controversées.
En colère cachée j’ai été, pour ne pas plier devant ces scènes sans air, je me suis tenue, avec toutes mes cordes, debout. Ces jours me sont revenus l’an passé avec peine. J’ai alors eu l’envie de parler. Après avoir découvert qu’une de mes grandes faiblesses avait échoué sur des rives du sud -ouest, j’ai pris l’initiative de lui signifier mon existence. Cette rencontre incarnait de notre jeune vivant l’obéissance à la domination. Avec le recul, je dirai que ce fut un test de résistance. Étions nous à même de nous faire face, de nous aimer sans nous dévoyer ? Non, je n’aurai pas laissé une once de place à quelqu’un qui me renvoyait l’image d’un placebo, d’une jeune femme sans visage, sans singularité, sans bataille. Cette opposition frontale a fait sa loi lors de nos vis-à-vis professionnels durant 4 ans. Hier, j’aurais aimé lui dire que ces attitudes ont été d’une violence inouïe. Aujourd’hui, j’aimerais, à l’instar de mon projet en cours, pacifier mes rapports avec mon passé dont indubitablement il fait partie.
Il ne m’en a pas offert la possibilité, l’an passé. Il a fermé l’éventualité de l’échange; Pourtant, d’un côté, je crois en cette façon sans concession de rompre mais d’un autre, je suis partagée sur l’absence de nos mots.
Il était un allié, est devenu un spectateur, un opposant lors de nos duels mais pas tout à fait un ennemi, en tout cas, il est un personnage clé de ce second monde. Et c’est alors qu’on se demande parfois si nous avons contribué à quelques changements, si nous avons fait réfléchir et de quelles manières avons-nous « changé » l’autre.

C’est cette absence de réverb’ qui me dérange je crois, je le vois m’être apparu, je sais qu’il fut ma confirmation. Après lui, je n’ai pas voulu rompre mes liens existentiels avec cette idée de créer. Avec lui, j’ai galvanisé une démarche cérébrale, ai diversifié ma culture, ai nourri mon monde intellectuel. Mais pourquoi? Était-ce pour ne pas lui ressembler, quitter cet espace commun où ces éléments n’existaient pas, rompre avec cette mécanique superficielle de la construction sociale ? Je suis partie vivre professionnellement, ailleurs, autrement, sans jamais donner signe de vie ni me retourner. Malgré mes fragilités de l’époque, je sais également que cet homme croyait être dans une forme d’infériorité, voire d’infirmité, en proie à la compétition, au défi, à la bagarre. J’ai voulu lui signifier que l’ordinaire ne s’opposait pas à l’exceptionnel, que l’humilité était une valeur profonde à préserver et que les logiques de domination sonnaient le glas des rapports paisibles.
Aujourd’hui, encore, je crois que nous nous sommes radicalisés lui et moi. Ici, je défends un coin perdu, en souffrance. Un endroit qui flingue tous les postulats sur la beauté, le goût et qui envoie valser tout ceux qui se posent comme des donneurs de leçon. Un endroit aride, sans confort où l’émotion est gifle.
Cet homme, c’est le contre-modèle, l’antithèse, il fut résident d’un bord puis se tourna et se ferma. Il se développa, généra des situations confortables, s’éloigna d’une rive, d’une ville. Comment avons pu nous aimer alors que le luxe, la reconnaissance par l’argent, l’appartenance à une classe font partie de ces moyens de communication ? Il nourri le cosy, a perdu de vue que l’engagement et la revanche sociale ne sont pas des âmes sœurs, que la perfection n’existe pas que le goût et le bon relèvent de critères subjectifs qui peuvent contribuer à opposer, à niveler des cultures, des gens. Mais, dans le même temps, je découvre des liens musicaux qui ont été sacralisés par ma famille. Il aime, à l’instar de mon père et de mon frère, tous deux décédés, un groupe phare. Il fait partie de leur clan. Ce lien ne me laisse pas sans émotion, sans souvenir. Dans le fond, je crois que j’aimerais lui dire que je lui ai toujours souhaité de ne pas se perdre dans le désir d’être un autre car c’est le meilleur moyen d’être cousu de fil blanc. La vie espère d’autres gestions de situation.
Cette rive gauche, territoire honni, est un endroit d’où je vois ma vie d’enfant, à Berlin, avec ces zones, ces 4 pays qui tronquaient les gens, qui conspuaient l’est. Ces « restrited area », ces checkpoints, ces miradors, ces armées partout sont gravés en moi. A Paris, du haut de mes 20 ans, j’ai bougé, au grès des gens, du 10ème, 19ème et 20 ème arrondissement, l’est encore. Je me revois dans mon 20 ème arrondissement de Paris, j’entends Belleville, je revois le mur des Fédérés du Père Lachaise et l’hommage à ses 147 communards fusillés le 28 mai 1871. Un mur encore, une lutte pour des libertés et des idéaux, un contexte politique pour toile de fonds sacrificateur. Le 10 ème accueille ce colonel Fabien et son siège du parti communiste pour voisin, ce 19ème entre Jaurès, Stalingrad, je me sais politiquement inscrite depuis mes 8 ans sur des territoires politiques.
Que faire ? Comment ne pas effectuer de rapprochement entre mon attachement à cette terre d’adoption et l’écho politique qu’elle incarne dans ma vie ?
Isabelle Pompe, 14 mai 2019
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