De l’invisibilité

Entendre ce qui si souvent n’était qu’une formule: « être en quête de visibilité » peut épuiser à la longue. Pour quelles raisons ? Être visible pour se faire voir, pour être vu. Sortir d’un anonymat, au demeurant relatif, nous avons tous un minimum de réseau. Pour devenir? Pour faire partie. C’est alors que je comprends, avec peine, cette idée d’être distingué, reconnu. Par qui ? Par ses pairs? Par les gens? Dans mon passé, j’ai vu à l’oeuvre des jeunes gens ambitieux. J’ai assisté à leur départ, j’étais là, à quai, ils se départaient, petit à petit, de ce qu’ils pensaient être des vulnérabilités. Ils voulaient réussir. A quoi mesure-t-on la réussite ? Aux moyens dont on dispose dès le début, à l’orée de la traversée qui fut la nôtre pour parvenir au point de départ ? Ils souhaitaient avoir du succès, sortir du lot.

Leurs volontés ? Avoir du pouvoir, appartenir à une forme de « supériorité », porter les signes ostentatoires de la richesse. Cette révérence à la domination m’a très régulièrement conduite vers un systématisme romanesque. Laisser derrière eux ce qu’ils avaient comme singularité pour être intégrés revenait à céder pour plier. Que reste-t-il d’originel ? Se confier à la norme a porté ses fruits, je les vois, ces êtes aux ambitions déconfites, aux vies rapetissées faute d’y être parvenu. Garder l’indulgence à l’esprit pour nourrir une bienveillance reste mon attitude. Hier, je les côtoyais, ils semblaient emplis de vengeance, de colère à mon égard, et, aujourd’hui, j’ai, devant moi, ces vies de rejet. Les refus de se responsabiliser cohabitent avec leurs appropriations contractuelles, leurs désaveux. J’ai observé cette norme les emplir de sa disgrâce. Ces corps bouleversants dans leur maladresse se sont dressés comme des paons. Cet orgueil a déguisé chacune de leur doublure, optimisant la moindre inflexion, verrouillant la plus infime communication pure. Ce fut la création du superficiel, du chiqué. Comme une adhésion ne se fait jamais seul, ils se sont associés à des jumelles, celles qui ont intégré les injonctions sociétales et qui, malheureusement, ne se rebellerons pas. Des couples assortis, en donation l’un pour l’autre, qui méprisent le respect de la différence, le fond plus que la forme. Des éléments destructeurs mis ensemble pour suivre, à petite échelle, un mouvement pernicieux.

 

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L’ indéfectible soutien du vulnérable, IPL, 2019

J’ai toujours éprouvé de l’émotion pour la timidité parce qu’elle se fait vulnérabilité et que, par ailleurs, elle étire, de son air maladroit, toute son allure. Je regarde le pénétrable, le réceptif, le sensible. Mes réactions aux personnages, aux héros littéraires, aux personnes de mon quotidien tiennent, depuis longtemps, en cela. Dans une en-présence de circonstance d’où se dégage, s’extirpe un champ des possibles. Je suis vigilante, visualise et veille. Je vois, à partir de la ruine, de la fragilité, des blessures, j’examine des voies, des potentiels, parfois majestueux.

Mon construit se développe et irrigue tous mes centres d’intérêts et projets. L’ombre et l’invisibilité sont plus permissives que ne le tolère le passage à la lumière. J’écris par plaisir d’écrire, pour le bien être que cela me procure. J’ai remarqué que les questions de valeur, d’esthétique me renvoyaient sans cesse à ma conscience, à mon éthique. Ce qui sépare, scinde, élève et rabaisse, ce qui exclut, ce qui domine et donc ceux qui souhaitent créer les conditions de ces situations sont des personnes avec lesquelles je suis en conflit. Pour ne pas poursuivre l’alimentation de ces incompréhensions et malentendus, je suis partie me pacifier vers d’autres connexions.

 

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#sitespecific en valeurs, IPL, 2019

Tranquilliser mes rapports me fortifie, pacifier me donne l’énergie.

 

#sitespecific & la rivegauche, c’est un amour pour le slow mouvement : on tranquillise nos rapports, on priorise les transports doux, on fait la promotion des espaces verts, on travaille avec la population extra locale, on privilégie la simplicité des échanges et leur spontanéité…Participer à une de nos rencontres, c’est aussi valoriser l’hospitalité!

 

Une partie de mon passé m’a causé beaucoup de troubles, j’ai rejeté la colère pour ne pas qu’elle fasse son siège. Je me sais issue d’une famille aux ancêtres dont l’histoire a été perturbée à coup d’intégration, d’assimilation. Je vois, aujourd’hui, apparaître, avec lucidité, ces phases de questionnement. Elle se sont mise en place comme un puzzle. Mes temps précédents comme les plus anciens des miens ont été en réaction à ceux des autres, à ceux qui suivent des directions « royales ». Je proviens d’endroits diversifiés, je suis dans cette différence depuis ma naissance sans en percevoir le bout, la raison.  Depuis quelques temps, j’ai saisi l’importance du test, de l’expérience. Éprouver à partir de soi pour avancer, se renseigner, se mettre à l’épreuve pour pouvoir se libérer et vivre. Mon travail d’écriture, entrepris depuis mon adolescence, apporte les éléments factuels. ces mots sont mon concret dans ce qu’il a d’évolué. Ces inscriptions sur ces cahiers, ces notes, manuscrites, tapuscrites, ces fichiers figurent « ce que je suis en train d’être ».

 

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Le luxe de la rive gauche, IPL, 2019

 

Un travail de recherche a été entrepris, par mes soins, pour donner la permission au processus de ne pas s’interrompre. S’arrêter, c’est se figer, se restreindre, selon moi. Démêler fut complexe car comment trouver des liens entre ce que l’on vit et ce qui nous est antérieur. Postée parfois à de drôles d’endroits, j’ai rencontré des visages qui se sont stoppés. Cette année embrasse de nombreuses jonctions. De procédés photographiques en essais sonores, d’écritures en projets, j’ai remarqué cette enveloppe commune. Tout cela ne faisait qu’un. Je déchiffre ce que je défends, ce que je protège. Comment informer ces mêmes visages que leur quête de visibilité a pu les perdre, que leur ambition s’incarne individuellement sans grande portée? Ils se sont rétrécis, par sécurité. J’ai honni le confort, lui préférant le manque, le caillou dans la chaussure. Sans privation, la parole est pauvre.

Pourquoi la ruine est pour moi un espace sacré? Pourquoi ai-je toujours été méfiante à l’égard des arrangements, des accointances et autre « eau dans le vin »? Pourquoi mes choix se sont-ils dessinés de manière instinctive sans que je ne puisse les altérer ? Mon humble visibilité, si je puis dire, s’est formée à partir de pseudonymes, d’acronymes puis avec une partie de mon nom de famille. Un jour de 2014, lorsque je me suis rendue dans une boutique, on m’a fait part, depuis la consultation d’un fichier client, d’une homonyme, il existe une autre Isabelle Pompe. Elle résidait en France m’avait-on signalé.

Mon nom de famille n’est pas ce groupe de lettres. En France, il est associé à des objets, à un verbe, est mal orthographié, parfois moqué. « Pompe » n’est pas le seul. La lettre « L » ajoutée est là pour le rappeler. Avec un peu de fouilles, j’ai trouvé ceci il y a désormais quelques années. Ce graphique concrétise une question d’origines. Ce nom de famille n’est que très peu présent en France, avec la Pologne, c’est même un des pays où il est le plus minoritaire. Comment faire comprendre à ces personnes, à qui j’ai du épeler, qui m’ont insultée, ont porté atteinte à l’ intégrité de ma famille, qu’un nom est l’interprète d’un passé et d’un présent.

Née en France, oui, mais…Ce hasard, qui n’en a jamais été un, a voulu que je me rapproche sans cesse d’hommes et de femmes aux parents, aux ancêtres et aux vécus fortifiés et fragilisés par cette distinction de l’étranger. L’ailleurs plus comme une réalité, une insoumission que comme un mythe.

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Graphique nom de famille « Pompe »

En actionnant cet approfondissement du « qui suis-je »? J’ai découvert des morceaux de vies qui peut-être ne m’appartenaient pas. J’ai gardé précieusement ces secrets afin de montrer à mes mondes que mes singularités n’étaient que spéculatives. Protéger à tout prix, préserver pour, un jour, être en mesure de restaurer, de montrer et de valoriser ce « moi ». Mon invisibilité je la tiens d’une cachotterie familiale. Créer sous un nom, désigner, nommer sont des actions courantes lorsqu’on met en place des projets. Il semble premier de définir un intitulé, de notifier l’auteur également. A l’aune des requêtes et autres référencements, on peut deviner certaines confusions. En France, Pompe c’est aussi « Pompes Funèbres ». Le plus étonnant à cela c’est que cette famille s’est faite décimer, ces 25 dernières années, sur ce territoire. Une tragédie, en somme. Un lien que l’on souhaiterait anachronique, révolu. Une association de données, qui, si elles pouvaient prendre fin, me permettrait de me sentir à nouveau légère, en confiance. C’est donc, en ces circonstances, avec ces situations transformées en épreuves que je développe mes passages, que je sédimente, tour à tour, mes images, depuis les lieux où j’ai résidé, les visages croisés, les emplois occupés…

 

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La vie est une succession d’images sédimentées, IPL

 

Isabelle Pompe L. 26 juin 2019.