Short stories from exil

Trois historiettes, trois situations identiques mais dont la traduction s’est déroulée autrement. Trois verbes et trois sujets:  [ Je t’échelonne, tu me classes, on se discrimine ]

Pour illustrer cette petite digression, trois images. Conçues, l’an passé, pour aborder le traitement que pouvait subir mon territoire d’habitation, la rive gauche rouennaise. L’idée ? Je voulais poser trois questions en lien avec le rejet et la stigmatisation qui pouvaient s’y exprimer.

Un rapport direct ou éloigné, trois autres questions ou trois mêmes questions, libre à vous d’en juger. Un aller et retour que je ne peux m’empêcher de faire, voyant dans cette expérience de résidente un écho voire un miroir entre cet endroit et ma vie de femme, tout serait une question de regards. Par ailleurs, je vous invite à découvrir le fruit d’une partie de ce travail de recherche depuis #sitespecific

{ Je t’échelonne }

Mes amis sont âgés de 22 ans à 70 ans. C’est curieux, il est vrai, de parler d’eux de cette manière.
Autour de moi, les gens sont compartimentés par tranches, sériés par âges, échelonnés par génération tout en omettant, souvent, qu’une génération c’est 25 ans et pas 10…
Les populations vieillissement et moi-même je n’ai « plus 20 ans » pour paraphraser quelques élégantes.
Dans le but de définir un ensemble d’individus pouvant s’affronter à chances, en général physiques, égales dans une compétition, se sont crées des catégories dans le sport.
Dans l’ordre poétique qui vous convient, vous avez: cadet, benjamin, poussin, junior, senior, vétéran…

Je ne suis pas une jeune sénior car trop jeune, je suis quadragénaire donc ni jeune ni vieille si je comprends bien la construction de l’obsolescence dont il est, aujourd’hui, plus que jamais question.
La ménopause ? Non, ça c’est autre chose encore…Ah…

  • La rive gauche rouennaise est complexe à définir si on s’intéresse, avec respect, à elle. Elle est somme d’histoires, de mémoires, de diversités, populaire et riche mais décousue et complexée. Ces endroits qui jalonnent la Seine au cœur de l’agglomération rouennaise sont considérés, localement, comme hautement politiques. « Politicien » serait plus approprié et plus honnête, il subsiste, un intéressant militantisme de cette rive depuis les populations qui y résident à celles qui y sont passées. Elle est le résultat d’une très grande sédimentation historique, histoire rurale, fluviale, artisanale, artistique, ouvrière, industrielle…En tant qu’incarnation, elle serait une femme dont ni l’apparence ni l’âge ne retiennent l’attention mais qui posséde une personnalité jugée trop…Une infréquentable, une immontrable, une qu’il serait mieux de ne pas rendre trop visible.

Canons de la beauté ?

« C’est en France que le look est le plus déterminant « , observe Jean-François Amadieu, qui enseigne à Paris-I et dirige l’Observatoire des discriminations. » Les nouveaux codes de la beauté, Le Monde

si la rive gauche était une femme 1
Campagne de sensibilisation, IPL pour #sitespecific , 2019

« La société valorise un corps musclé, débarrassé de graisse, c’est un canon incontournable. Cette image du corps se construit en fonction des modèles sociaux de l’époque : regardez les mannequins « , observe Françoise Millet-Bartoli, psychothérapeute à Toulouse et auteure de La Beauté sur mesure (Odile Jacob, 2008). »

{ Tu me classes }

Une question m’a été, plus souvent ici qu’ailleurs, posée: « t’as quel âge ?  » Me rappelant aux bons souvenirs de charmantes invariances: ils font quoi tes parents ?
T’as des frères et sœurs? Ou la sublime  » T’as fait quoi à la base ?

Je compris, assez rapidement, que cette interrogation c’était pour me situer par rapport à mon interlocuteur-trice, m’étiqueter comme un « produit » sur un étal, fixer mon level, estimer le rank de mon réseau et puis invalider ou valider ma candidature à la poursuite de l’échange.

Au delà de l’incompréhension que cela engendre, ça ne donne pas envie.

Et bien, il subsiste encore des personnes qui pensent que c’est bien de segmenter, de créer de la distinction pour l’accès à une offre par exemple, secteur marchand, privé ou public. Les jeunes (publics), les familles, les ainés, les filles…
Comment créer du lien social, de la mixité alors ? Lutter contre l’isolement ?
Je ne souhaite pas m’adresser, ni partager qu’avec des gens de mon âge, de mon « bord ». Je rencontre, parle, sans distinction, dans mon quotidien. C’est ce qui crée la diversité et la richesse des relations, des échanges, non ?
Au concret, les cloisons étanches entre les personnes ne servent pas la cause du lien social néanmoins la récurrence de la disjonction fait rage.
Fragmentez nos esprits si vous le souhaitez mais vous commettez des erreurs dans la définition que vous vous faites de nos disques…
…Si je vous suis, je n’aurai donc pas pu rencontrer les personnes de mon environnement amical et intime car les conditions de cette rencontre n’auraient pas été créées.

J’aurais été privée. Mes ressources, mes compétences et expériences auraient été appauvries.Je serai moi-même amputée de mes connaissances.

  • La rive gauche est diversifiée, trop populaire, trop banlieue, elle a été déclassée, amoindrie, dénommée – banlieue sud tel est son nom. Amputée par son bras de Seine du reste de l’ile rouennaise, elle est cette écrouée, échouée, larguée qui nous rappelle un passé source de risques aujourd’hui, une esthétique has been, une apparence marquée, ridée comme ses briques usées de tous les rouge possibles. Elle est un personnage secondaire que l’on ne requalifiera pas.
RG rabaissée IPL
Campagne de sensibilisation, IPL pour #sitespecific 2019

{ On se discrimine }

Vous imaginez lorsque je lis, vois, entends: nos aînés, nos cheveux gris, nos chevelures argentées…

« Une certaine forme de néolibéralisme est appliqué au corps. Il s’agit surtout de ne pas avoir l’air fatigué, remarque le professeur Maurice Mimoun, chef du service de chirurgie plastique, reconstructrice et esthétique à l’hôpital parisien Saint-Louis. « Source

Là, je me dit, on va reprendre ensemble deux, trois choses.
Quelque soit mon passage temporel, mon instant T, je ne cherche ni à faire une rencontre amoureuse calculée par âges et probabilités, ni à partir du principe douteux que seuls les gens relevant de ma catégorie d’âge seraient susceptibles de m’accorder de l’intérêt. On a toujours à apprendre des autres sans avoir à quêter l’éternel accessit. Par ailleurs, connaissez-vous les critères de discrimination ?
Vous devriez.
Age, sexe, origine, appartenance ou non-appartenance, vraie ou supposée à une ethnie, une nation ou une prétendue race, grossesse, état de santé, handicap, caractéristiques génétiques, orientation sexuelle, identité de genre, opinions politiques, activités syndicales, opinions philosophiques, croyances ou appartenance ou non-appartenance, vraie ou supposée, à une religion déterminée …
Source :Lutte contre les discriminations

rg modèle dorminant IPL
Campagne de sensibilisation, IPL pour #sitespecific, 2019.
  • La rive gauche est jeune, elle, riche de ces populations qui s’ennuient, qui quittent l’école, qui sont sans emploi ou qui travaillent loin. Les discriminations territoriales font lois, les rues, avenues sont marquées, non pas par les magasins, commerces, mais par la dédain que l’on a de ces endroits. Mépris entretenu à l’échelle insulaire locale, mise à l’écart, vocabulaire insultant, typologie de populations discriminée…Le néolibéral, modèle encore dominant à ce jour, dans toute la splendeur de sa domination s’exécute et laisse sans voix.

IPL, en vision sombre, le 12 mars 2020