Le livre comme matière réflexive à combustion
Compagnon de route depuis mon enfance, co-locataire, voisin de chambre, initiateur, découvreur, passeur, promeneur, à même d’ouvrir les portes les plus closes, le livre est là, chez, autour et avec moi. Comment ne pas lui être redevable. De ces auteurs profanateurs, aiguillon, fil rouge, jusqu’à cet objet, forme symbolique… C’est donc tout naturellement que, très tôt, ces êtres, telle une espèce en voie d’émancipation, ont rejoint mon animalité sociale.
De leur présence rassurante à ces noms, titres, ces premières phrases, didascalies, un film entier n’y suffirait pas pour les faire tenir, tous, dans ma « boite ». Plurielle est cette désignation « livre », mais que renferme-t-elle ? De combien d’interventions, chainons est-elle le résultat ? Et d’ailleurs, par livre, qu’entendons-nous ? Littérature ? L’immense question de ce qu’est la Littérature ne sera pas posée, ici. Pour des raisons d’ordonnancement de pensées subjectives et qui suis-je pour La définir, lui conférer des arêtes, lui accorder des frontières ? Je garde pour le livre, un champ des possibles exposable pour cette unique raison: il partage ma vie, je passe beaucoup de temps à ses côtés. Est-ce que pour autant nous nous comprenons ? L’interrogation reste entière.
- Les images qui vont suivre ont été imaginées telles des en-présence chez lectrice, floues et symboliques.

Détestant les genres par acte de résistance, j’ai pu constater ma grande liberté de mouvement dans les espaces dits circonscrits dédiés aux livres. Les salons, libraires, bibliothèques et ma pratique du livre m’ont amené à réinterroger mes propres modalités de lecture.
La lecture comme mode opératoire
Ma conception du livre dépasse largement celle des limites qui trop longtemps ont été conférées à la littérature dite majeure, aux classiques, aux grands auteurs, à la suprématie des formes… A l’instar de la musique, classique, grande musique, musique savante qui renvoie, par principe d’immédiateté, à la haute culture, opposée, comme si de rien n’était, à la culture « populaire ». C’est de là que les cloisonnements disciplinaires s’en sont donnés à cœur joie…Sous genre, policier, fantasy, pour enfants, lecture adulte…Décidé par qui ? Et pour quelles raisons, je vous laisse le soin de vous tourner vers les travaux sur la domination de quelques sociologues pour tenter d’en comprendre le fil blanc. Ajoutez à cela les distinctions faites quant aux cultures orales et écrites…
La hiérarchie fut majoritairement à pied d’œuvre à l’aune du précepte « la culture ça se reçoit ». C’est ainsi que les « choses » se pensaient, et que militant vous étiez dès lors où vous refusiez les étiquettes, les labellisations forcées. Pour autant, vous aviez beau estimer ces auteurs presque parfois sans distinction normative, votre culture était jugée, taxée, discriminée…
Les libraires indépendants, les lecteurs, internet et l’individualisme sont venus modifier, peu à peu, ce système. La parole a parfois changé de camp mais tous sont des prescripteurs à échelle variable. A qui s’adressent-ils ? Les initiés écoutent, lisent, suivent leur instinct, restent exigeants. Prendre la parole revient-il à faire justice, à œuvrer pour la réhabilitation ? Peut-être, en ce sens, on pourrait rapprocher cela au cinéma et aux films cultes qui le sont devenus grâce à l’admiration et à la défense (soutien ?) de quelques irréductibles. La création au sein d’un système marchand favorable aux blockbusters est un sujet qui transcende les disciplines et les pratiques culturelles.
L’heure n’est plus à l’invisibilité, vœu pieu, les libraires résistent mieux que les supermarchés de la consommation littéraire. Les prises de paroles, elles se sont démultipliées.

Le livre, un espace de réconciliation ?
Lorsque je les observe depuis leur matérialité pure, je suis très curieuse de leur mises en avant par les professionnels. Comment rester neutre, indépendant lorsqu’on choisi tel ou tel auteur, lorsque l’on encode, genre, « alphabétise » le classement ? Comment, dès lors, ne pas influencer, peser sur les choix des lecteurs potentiels ? Et par nos choix, quelle image souhaite-on montrer de soi ?
Depuis l’offre pléthorique des éditeurs, « majors », mineurs par leur pouvoir de diffusion, comment parvenir à faire émerger par delà les noms…Qu’est-ce que la visibilité? Le fait de voir ? Où, comment ? C’est bien de ce verbe d’action dont il s’agit, voir, faire apparaitre à la vue. Pour cela, à l’origine, être disruptif fut un élément de réponse : prendre une parole qui ne nous est que peu autorisée car les conditions ne sont pas crées dans un système classique. Les voies multiples offertes par Internet ont été peu valorisées, peu légitimées.
Concrètement, c’est de l’accès aussi dont il est question. Cas d’étude, cas d’école ? J’avais souhaité analyser les rotations des fonds de la médiathèque installée sur mon territoire de prédilection, au même titre que j’avais émis le souhait de réaliser un stage lors de mon Master « Direction de projets culturels » au cœur du réseau de bibliothèque de la ville de Rouen, j’ai essuyé deux refus. Pas d’explication à cela. Faute de place ? Problème de cursus ? Je ne relevais pas, en effet, des « métiers du livre« …
Le livre relève d’ univers pluriels, il, est, par ailleurs, acte par le fait de lire, pratique intime, collective, solitaire, scolaire par le fait de la lecture, il est lieux multiples; ouverts et clos. Il est permissif et excluant au regard de notre « savoir lire ». Il se fait héros, lien, source…Il est, à mes yeux, un espace de réconciliation entre tous ses mondes.
Parce que j’aime le livre, les livres et tous les lieux sous ces livres, il m’avait semblé naturel d’exposer un des tomes d’ODC (Ordre des Choses) et de commencer cette narration par une bibliothèque.

La place de l’image
Peser ne tient plus au genre, aux étiquettes mais en une capacité à plaire « massivement », à cette idée de réseau nombrable, de capacité à fédérer autour de soi, d’être en capacité de créer une communauté de lecteurs et de la nourrir.
Une forme d’expressivité s’est construite à partir de critiques de lecteurs, c’était le temps des mots, des billets, puis l’image est venue s’immiscer dans cette « bataille »:Vous Versus Nous. Vos mots, les nôtres, puis notre culture de l’image, notre culture et votre domination. Une leçon est en train d’être reçue pour certains éditeurs comme pour certaines institutions. Les réseaux sociaux, notamment Instagram permet cette incision supplémentaire.
Nous n’avons pas pleinement changé de paradigme puisque c’est encore le nombre, c’est-à-dire cette donnée quantitative qui retient tant l’attention, qui suscite l’intérêt et oblige à la considération.
L’image en tant que couverture, affiche, est partie prenante du monde du livre, mais il ne s’agit plus désormais de celle-ci, dépassée ou presque, elle ne se suffit plus à elle-même, l’ère a changé. Un livre est un objet à la valeur symbolique mais il est aussi bien culturel…Matérialisé et dématérialisé, il est un bien d’expérience qui requiert certain risque, nous ne savons pas à l’avance de quel ordre sera notre expérience: satisfaisante, jouissive ou amère déception ?
Instagram et les bookstagrammers viennent, en quelques sortes, pallier à cette incertitude. L’image se veut, le plus souvent, rassurante.

Le livre par le prisme de l’empowerment
« Empowerment », qui signifie littéralement « renforcer ou acquérir du pouvoir », est utilisé abondamment depuis la fin des années 1970 dans des champs divers comme le service social, la psychologie sociale, la santé publique, l’alphabétisation des adultes ou le développement communautaire (Simon, 1994)Source
La mise en scène du livre m’interroge, depuis les réseaux sociaux, avec les bookstagrammers –les comptes Bookstagram soit les influenceurs du « livre », de la lecture comme pratique culturelle sur Instagram. Les questions ont fusé dans mon esprit, lorsque j’ai consulté certains de ces comptes. Le net a engendré une profonde refonte dans la prescription, la prise de parole. Une place occupée de plein droit par les publics, les lecteurs, les communautés de lecteurs qui trouvent, là, l’espace nécessaire. Certes, mais derrière la communauté se trouve l’affirmation de certaines valeurs. Le caractère reproductible reprend vigueur, le nombre d’abonnés est signe, marque de fabrique, les photos sont des « sceaux », identifiables, repérables avec un vocable qui veut créer une différenciation. Un système marchand où chacun posséde sa propre échoppe, dépose sa marque, fidélise, rayonne….La machine tourne à plein régime, pourtant, elle est, déjà, rodée.
l’individualisme, c’est entendu, mais ce n’est pas cela qui me perturbe le plus mais plutôt jusqu’où va l’esthétisation? La problématique de l’audience est telle qu’on ne sait plus trop parfois ce qui est mis en avant.Le livre est outil, il devient prétexte. Les objets, la pause, le livre lui-même en tant qu’objet fétichisé, marqueur social, source de distinction, et puis il y a la persistance du décor, le choix des couleurs, des ambiances et autres filtres photographiques. Le « faire beau » s’additionne aux chats, aux intérieurs, aux rue jolies, à Paris…La cause est déjà nettement moins « noble ».
Le livre n’est pas un objet
Le livre n’est pas à mon service, il est avant moi de façon historique, politique et aussi sociologique, de ce fait, je ne le décore pas. Il n’ornemente pas ma vie, l’objet peut, pourquoi pas, la médailler comme preuve de ma culture mais il n’est pas déguisement davantage une récompense.
J’ai pour lui, un profond respect, il est sacré et se suffit à lui-même, du moins pensais-je. Alors, je me suis essayée à un exercice sur Instagram: faire se correspondre, se rencontrer pour un instant photographique mes mondes mais d’une manière floue ou presque, avec une image peu propre pour traduire un refus de jouer le jeu et la fugacité d’un instant perdu d’avance.
Telle une opposition entre objet et sujet, le livre ne peut relever de la première catégorie. Il est l’aboutissement d’un lent processus dont la suite nous dépasse. Il est « création » de l’esprit, texte, dessin, structure narrative incarnée par un auteur, une auteure. Son pouvoir de fascination est grand, il se fait volontiers pénible, abscons mais aussi émancipateur, libérateur. Il pense car il s’apparente à « courant de pensée », matière réflexive vivante qui ne se caractérise pas, ne se limite pas à une enveloppe. Charge, poudre, il est réactions et transformations.
#Eschine serait-il ravi ?
Longue vie aux livres!

* Les légendes photographiques sur Instagram ne comportent que le 1er mot de celles indiquées ici. Le reste est #, jouer, encore et encore de cet outil comme si tout mot pourrait être # ou encore instaquelque chose.
IPL, 11 février 2020.
@IPL_photography
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