Examen des facultés et des penchants

➤ Par quel passage solennel, quelle brèche de cette bibliothèque étais-je passée ?

Je me rappelle la couverture de ce livre vert et ces deux noms dont l’un sonnait comme un triangle. Trois initiales, finales, deux voyelles: E.A

Abîme, IPL, 2018

Je me souviens de cette ouverture, grave, des feuillets intransigeants de ces redoutables invitations, de ce courage qu’il m’a fallut pour ne pas être effrayée, de cette résistance requise pour accepter de partir !

A terre, assise, au pied de ce fauteuil, cachée, hors de la vue d’une issue, tunnel hors de portée de cette chambre, je me sentais disparaitre.

Au cœur du manifeste de cette œuvre noire, transformée par ce geste politique de lire, je voyais ondoyer mes anciens reflets.

Bouleversée, j’allais choisir, là, mes mondes distinctifs à venir.

Les premières syllabes du séjour me conduisirent vers un système composite. Des éléments poétiques démesurés protégeraient ma solitude de toute forme d’égarement.

Auréolée par la lecture de cette langue inouïe, je découvrais, ici, des récits d’une envergure capitale.

Crédits Virginie Maud Pompe.

Le déferlement sonore incroyable qui se dégageait de ces mots m’invitait à traverser tempêtes, tonnerres, averses de grêle, à vivre cette lecture détrempée jusqu’aux os, aux prises avec des images dangereuses, sans volonté de me défaire ni envie d’en finir.

Depuis la teinte de mes expressions, la teneur de mes rêves, jusqu’à la densité de mes sentiments, avec cette porte funèbre, j’installai la couleur cinglante de mes lendemains.

Mes jours mordus par ces imaginaires, mes nuits croquées par ces songes, je souhaitai ma vie, aiguisée et orageuse.

DU REFUS DU DUEL

Physique furent ces premiers tête à tête. Plongée, immergée, j’avais franchi l’irréparable. L’atmosphère dramatique de ces nouvelles m’offrait oxygène, nourriture et chaleur.

Convoquée par cette lecture, j’eus accès à ma vie future, portée à la vue par ces allégories.

Macabres, terribles, douloureuses et profondes, elles avaient crée le décor ultérieur de ma vie à venir.

L’Île des morts, poème symphonique de Sergueï Rachmaninov, composé en 1909/ Evgeny Svetlanov

Les drames, décès qui se sont repartis mes temps n’ont pu être anticipés mais la face viciée de la vie, ainsi présentée, contribua au réveil précoce et au constant recours à la lucidité de la suite.

Perdre la raison, des êtres chers, tout semblait aller de pair, l’injustice de la vie et ses aspérités les plus cruelles se firent réalités, un peu plus tard.

Les ravages de ces mots causèrent des dommages irréversibles à ma timidité, je n’étais pas attendue de cette manière.

L’agitation, les gifles, les coups portés allèrent créer ce cycle puis ces cycles de violence dont on ne se relève pas, dont on ne se remet pas sans acceptation de la mort.

Du seuil des phrases, IPL, 2020

Ces pages restituaient l’avant-gout d’aventures sinistres auquel la vie me destinait. Elles sonnèrent, bientôt, la retraite de la tranquillité, la fugue de toutes formes de répit.

Impressionnée par la forme du discours, l’architecture de ces lettres, ces détours et contours, tout semblait contribuer à graver mon esprit, concourir à ce que ma chair frissonne. L’expérience de cette lecture devait être matérielle, que mon corps repère et se remémore.

Des gravures dessinaient le grandiose, les mots, ainsi, brodés, déployaient leur magie obscure et sinueuse. L’heure était au soufre. L’honneur, à la bouche, de lire, à voix haute, ces phrases cérémonielles si peu vertueuses, confirmait ma voie.

Offertes, déposées là telles des fleurs, ces paroles étaient au service de reines et de rois.

J’assistais, émue, à la prise de possession, à la mise en place, au protocole de l’écrin, de l’assise, de leurs accessions au trône.

DE LA SIGNATURE D’UN PACTE

Sans en avoir, une seule seconde, conscience, un rôle se figurait.

Un devenir, résultat de transformations nécessaires et périlleuses, se matérialisait, alors sur d’ineffables volutes, j’acceptai de vouer, d’offrir une confiance totale à ces instants.

J’entends, souvent, battre le rappel des éternels retours de ces premiers émois.

Ces bribes rejoignaient cette forme livre, cette boite de Pandore, pour m’accompagner sans que quiconque ne puisse déceler la portée, le pouvoir ni le caractère prémonitoire de ces ensembles.

Cette lecture refuge plus que distraction me suit et ne m’abandonne pas grâce à ce souvenir enraciné. Le retentissement de cet acte se distingua, dès cet accident, trop vif, si vrai pour ne pas être considéré avec diligence.

Une leçon à décrypter, une succession d’extraits espions, prémices, des pans entiers d’émotions resurgissaient, des passages notables épousaient mes chagrins, des citations se confondaient à mes peines. Cet enchevêtrement ne manifestait rien de magique, pure coïncidence ou stricte absence du hasard ?

Les fragments de ces textes plantèrent, dans mon crâne, leurs visages aux yeux majestueux, ces reliefs aux traits obsédants, ces airs vampiriques inconnus mais plus familiers que quiconque.

La sonorité puissante de leurs voix faisait enfler mon corps. Sans commune mesure étaient ces moments de partage, d’infimes parties de moi s’étaient cachées dans ces lignes.

Préserver, protéger, garantir. Le rôle de ce livre fut, bientôt, d’être le réceptacle des mes heures les plus noires, le réactivateur de toute l’orfèvrerie de ma mémoire.

Ne pas disjoindre cette entente de mes fractions intérieures c’est reconnaitre, par un pacte, l’authenticité de nos ramifications. Ne pas se tenir trop éloignée de ces références permet de ratifier un traité de paix avec mon être.

Dans l’examen des facultés et des penchants, des mobiles primordiaux de l’âme humaine, les phrénologistes ont oublié de faire part d’une tendance qui, bien qu’existant visiblement comme sentiment primitif, radical, irréductible, a été également omise par tous les moralistes qui les ont précédés. […]

Le Démon de la perversité, Edgard Allan Poe, traduction Charles Baudelaire

En écoute : Evgeny Svetlanov, émission Arabesques, France Musique

IPL, 08 Janvier 2021.