Maguy Marin, La philosophie entre en danse

Cet article trouve son origine dans l’exploration d’une discipline relevant des arts vivants au travers le travail d’une chorégraphe. L’œuvre de Maguy Marin est, ici, parcourue de manière synthétique. L’idée étant de poser un regard de spectateur et de tenter de mesurer les résonances et échos qu’un travail de création peut invoquer durant cette expérience singulière du « face à face ».

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Le rythme c’est la forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide, c’est la forme improvisée, momentanée, modifiable » Emile Benveniste[1]

[1] L’un des plus grands linguistes français du XX ème siècle (1902/1976)

CHORÉGRAPHIES & PHILOSOPHIE

L’esthétique peut se définir comme une analyse de la réception [2] mais ce n’est pas en cela que nous aborderons le travail chorégraphique de Maguy Marin. Il sera question de danse, non en tant qu’analyse approfondie de l’activité elle-même mais du point de vue de son approche intellectuelle. Les créations chorégraphiques de Maguy Marin convoquent de multiples sources et l’intertextualité notamment philosophique y est prégnante.

[2] Schaeffer, 1996

Katia  Montaignac[1] considère les chorégraphes contemporains comme  indisciplinés et transdisciplinaires. Selon elle, ils aspirent constamment à sortir des définitions, à déjouer les attentes et à bouleverser les habitudes spectatorielles.

[1] Interprète, directrice artistique et dramaturge

Les créateurs feraient tout pour échapper aux codes. Les œuvres abordées dans ce dossier rejoindront une thématique ou une question qui orientera la lecture et le discours vers la philosophie. Une pierre angulaire spécifique à cette chorégraphe qui nous amène vers les travaux de Julie Beauquel, qui appréhende la danse comme « faite d’extériorité », résultant d’une série d’actions et d’interactions conciliant la réceptivité et l’activité, l’émotion et la compréhension.

« Maguy Marin va privilégier la mise en mouvement irruptive de ‘figures secrètes’, dévoilant une partition dansée au sein de laquelle prend forme(s) le souci de l’humain (dans une dialectique à plusieurs niveaux confrontant les histoires particulières et l’Histoire), et par laquelle s’affirme la nécessité d’une liberté à conquérir sans cesse (tout en sachant que jamais Eros et Thanatos ne seront réconciliés).  »[1]

[1] Jean-Marc Lachaud, Martine Maleval, « Maguy Marin : une danse-rébellion », Europe n. 799-800, 1995, p. 221.

MAGUY MARIN

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Maguy Marin, Crédits Tim Douet

Née en 1951, de parents réfugiés espagnols, elle est tout d’abord danseuse. Enchaînant des études sur des territoires pluriels, de Toulouse à Strasbourg, elle découvre le ballet du XX ème siècle et Maurice Béjart dont elle deviendra l’élève à l’école Mudra.

ÉCOLE MUDRA

Maurice Béjart, artiste qui a marqué toute une génération de danseurs et de chorégraphes dont l’influence s’est répandue internationalement à une époque où l’on ne parlait pas encore de « danse contemporaine », ouvre, en 1970, une école de danse qui restera dans l’Histoire : Mudra (geste en sanskrit).

Les élèves, admis sur concours, se forment durant trois ans à la danse classique et moderne, au théâtre, au chant, au rythme… avec des personnalités telles que Fernand Schirren ou Alfons Goris. Le chorégraphe en explique la philosophie :

« La base de l’enseignement, c’est la danse. Mais l’idée était d’ouvrir l’école au chant, à la percussion, au yoga, au flamenco, à l’art dramatique. Cette recherche rejoint une théorie très ancienne : dans la tragédie grecque, dans le théâtre japonais, l’acteur joue, chante, danse. À Mudra, nous voudrons retrouver l’acteur total.[1]

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MAURICE BEJART

En 1959, suite au succès rencontré par Maurice Béjart avec la présentation du Sacre du Printemps à Bruxelles, Maurice Huisman, le directeur du Théâtre royal de la Monnaie, propose au jeune chorégraphe de créer une compagnie de danse permanente : ce sera le Ballet du XXe siècle, qui apportera un souffle nouveau à la danse en Belgique.

Béjart, démiurge précurseur à la personnalité charismatique, a eu ses admirateurs et ses détracteurs cependant Mudra a laissé des traces indélébiles dans l’histoire de la danse et dans le parcours personnel des danseurs qui l’ont fréquentée. Michèle Noiret[2], Pierre Droulers[3], Michèle-Anne De Mey[4], Karine Ponties[5], José Besprosvany[6], Anne Teresa De Keersmaeker, Félicette Chazerand, Maguy Marin… et bien d’autres ex-mudristes peuvent aujourd’hui en témoigne.

Le livre de Dominique Genevois « Mudra, 103 rue Bara. L’école de Maurice Béjart 1970-1988 »[7] revient sur la création et la vie quotidienne d’une école de danse unique, véritable laboratoire de formation et de création multidisciplinaire où de nombreux danseurs actuels, connus et moins connus, sont passés.

Des rencontres

Les étudiants acteurs du Théâtre National de Strasbourg lui permettent d’affirmer une volonté de co –création confortée avec le groupe Chandra puis avec le Ballet du XXème siècle. Ceci vient asseoir son désir de danser et d’ajouter à sa détermination, la nécessité d’un travail de collaboration artistique. C’est lorsque Maguy Marin était jeune danseuse à l’école Mudra qu’elle découvrit l’œuvre de l’écrivain Samuel Beckett, une rencontre essentielle et quasi symptomatique de son travail.

1978

Elle fonde une première compagnie avec Daniel Ambash et décroche un prix au Concours de Bagnolet en 1978 avec Nieblas de Nino sur des mélodies populaires espagnoles. Le travail de création s’amorce et les concours de Nyon et de Bagnolet[1] (1978) viennent appuyer cet élan. En effet, elle obtient le 1er prix de chorégraphie catégorie « professionnels » de ces deux concours internationaux.

[1] Le Concours chorégraphique international de Bagnolet était un concours annuel organisé par la ville de Bagnolet en Seine-Saint-Denis entre 1969 et 1988. Il permettait aux jeunes danseurs et chorégraphes de se faire connaître internationalement. [1] Mudra. 103 rue Bara. L’école de Maurice Béjart, de Dominique Genevois (éditions Contredanse) [2] Michèle Noiret, née en 1960, est une chorégraphe belge de danse contemporaine.[3] Pierre Droulers, est un chorégraphe franco-belge née ne 1951 [4] Michèle Anne De Mey est une danseuse et chorégraphe belge née en 1959 [5] Karine Ponties est une danseur et chorégraphe Française née en 1967 [6] José Besprosvany est un danseur et chorégraphe mexicain [7] Préfaces de Maguy Marin & Barbara Hassel Szternfeld, 446 pages, 23 x11 cm, broché, 85 photos en N & B, Contredanse éd., Bruxelles, mai 2016, 28 €.

Maison de la danse et influences

Installée à la Maison des arts de Créteil (MAC), entre 1980 et 1990, sa compagnie devient Centre chorégraphique national en 1985. Avec le musicien et compositeur Denis Mariotte depuis 1987, Maguy Marin creuse une langue très personnelle, fouillant le geste et les sons du corps, la danse, le texte et la musique live.

 

ÉVOCATION DE SON STYLE

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Grosse Fugue – Maguy Marin-  Ballet de l’Opéra de Lyon- Crédits photo Jaime Roque De la Cruz

Maguy Marin s’engage d’emblée et radicalement dans une création en prise directe avec l’organisation du monde, en mettant en exergue les plus dramatiques de ses conséquences pour l’humanité. Ses œuvres, dès lors, témoignent de réalités violentes.

Centres d’intérêt pluriels et engagement

La danse renferme trois dimensions, corporelle, sociale et symbolique et repose sur des enjeux d’ordre différent : moteur, affectif, social et cognitif.

Elle est ordonnancée selon cinq fondamentaux que sont l’espace, le temps, l’énergie, le corps et les autres. Les manières de faire sont nombreuses, Maguy Marin, elle, s’accapare, transforme et réquisitionne une matière.

Au-delà du « bruit » que pourrait produire ces intégrations artistiques à sa danse, elle mêle et crée des liens, des conjonctions pour échapper au réel tout en restant lucide car cette quête pourrait sembler dérisoire.

Rien n’est, par ailleurs, perdu ni vain dans cette agitation, dans cette lutte. Son engagement pourrait reposer sur un désir entier de mettre un terme, d’achever la valeur suggestive du langage.

Démolir la relation entre une idée abstraite et la manière de la représenter car le langage affirme qu’il est lui –même trompeur. Nous assisterions à un démantèlement du sens produit par le monde lui-même.

La sédimentation de l’histoire collective nous a soustrait nos expériences individuelles.

Que garde le monde de nous ? Et que détenons-nous de lui? Au sein de ce tout, que nous reste-il pour nous exprimer ? Cette contemporanéité d’un monde globalisé avec ses problématiques historiques, philosophiques et sociales, est le fruit de sa rébellion artistique et de son refus catégorique de « l’étiquette. »

Théâtralité

« La danse est l’un des arts du spectacle. J’utilise le mouvement parce qu’il est porteur. Il est important, mais pas suffisant » nous dit- elle.

Depuis plus de trente ans, son œuvre chorégraphique a suivi une évolution considérable, s’éloignant radicalement de la danse pour s’ouvrir à des formes scéniques plus théâtrales. Le répertoire et les références sont questionnés, le décor et les costumes apportent leur « théâtralisation » à sa danse.

Ces deux disciplines ne sont pas là pour être opposées mais constituent ensemble une œuvre en mutation qui se sert, laisse et reprend ses artefacts et autres matériaux. Ces personnages sont des interprètes qui ont recours à une complexité de jeu.

Les mécanismes corporels, auxquels parfois ils nous invitent à prendre conscience, sont ces sons, ces mouvements, cette gestuelle violente et aguerrie produite par une machine homme fatiguée, usée en proie aux flétrissements.

Le corps est un centre d’intérêt mais le discours l’est tout autant. La mise à mal de ce langage contraint nous assigne à une autre considération existentielle. Ici, le corps est social, le corps est langue, il est image.

Philosophiques, littéraires et sociologiques, les créations chorégraphiques de Maguy Marin convoquent tous ces champs disciplinaires ce qui engendre également une pluridimensionnalité du jeu de l’interprète.

L’hybridation avec les autres arts irrigue le corps des danseurs. Il est question de souffle comme source vitale, comme résonance, vibration comme matière commune, comme point d’origine.

« Dans cette osmose, la danse est maîtresse d’œuvre, puisqu’elle convoque des matériaux qui sont le propre de l’expression humaine et qui ne sont que l’émanation d’un corps en mouvement mû par le souffle. »[1]

Ses créations depuis 1976

Pour mieux appréhender l’œuvre complexe de Maguy Marin, il est nécessaire de situer les œuvres abordées dans ce dossier avec une vue d’ensemble de sa création chorégraphique.

Depuis 1976, elle a conçue, seule ou en collaboration, 49 (date de créations arrêtée à 2017) créations dont voici, pour certaines, quelques éléments de détails :

Yu Ku Ri (Bruxelles, 1976) – Nieblas de Niño (créé au Concours chorégraphique international de Bagnolet en 1978) – Zoo (Villeneuve-lès-Avignon, 1979) – May B (Angers, 1981) – Babel Babel (Angers, 1982) – Hymen (Avignon, 1984) – Calambre (Paris, 1985) – Cendrillon (pour le ballet de l’Opéra de Lyon, 1985) – Eden (Angers, 1986) – Otello (Nancy, 1987) – Les Sept Péchés capitaux (Lyon, 1987) – Coups d’États (Montpellier, 1988) – Eh qu’est-ce-que ça m’fait à moi !? (Avignon, 1989) – Groosland (Amsterdam, 1989) – Cortex (Créteil, 1991)- Made in France (La Haye, 1992)- Coppelia (pour le Ballet de l’Opéra de Lyon, 1993) – Waterzooï (Italie, 1993) – Ram Dam Ram (Cannes, 1995)- Soliloque (Paris, 1995)- Aujourd’hui peut-être (1996)- Pour ainsi dire, Vaille que vaille et Quoi qu’il en soit (Mulhouse, 1999) – Points de fuite (Cannes, 2001)- Les applaudissements ne se mangent pas (Villeurbanne, 2002)- Ça, quand même (duo avec Denis Mariotte, Le Mans, 2004) –Umwelt (Décines, 2004) –Ha! Ha! (Rillieux-la-Pape, 2006) –Cap au pire (2006)Turba (en collaboration avec Denis Mariotte, Cannes, 2007)- Description d’un combat (Festival d’Avignon, Gymnase Aubanel, 2009) –Salves (Biennale de la danse de Lyon, 2010) – Faces (pour le Ballet de l’Opéra de Lyon, 2011)- Nocturnes (en collaboration avec Denis Mariotte, Biennale de la danse de Lyon, 2012) –BiT (théâtre Garonne, Toulouse [archive], 2014)- Singspiele (Théâtre de la Cité Internationale, Paris, 2014)- Deux mille dix-sept(2017).  [1]

Distinctions

Maguy Marin a obtenu, depuis 1978, de nombreuses distinctions. Sa carrière et les œuvres, Les applaudissements ne se mangent pas, Umwelt, Turba et Salves ont été distinguées d’un point de vue international.

En 2003, elle fait partie des très rares non Américaines à avoir reçu l’American Dance Festival Award.

En 2016, elle remporte le Lion d’or de la Biennale à Venise pour l’ensemble de sa carrière. Virgilio Sieni (directeur de la biennale de danse de Venise), a célébré le travail de Maguy Marin en ces mots:

« Pour ses recherches à travers le corps et l’espace, qui d’une expérience à l’autre a construit un atlas de découvertes dans lequel le sens de l’art a révélé la complexité de l’homme contemporain, créant des relations entre les chemins de l’homme et les espaces nécessaires à la recherche chorégraphique. »

Maguy Marin, en recevant ce prix, remercia les « vivants et les morts » ; et cita le philosophe, Vladimir Jankélévitch, « si on peut tout dire sans effort on ne peut agir qu’en payant de sa personne ».

[1] Les œuvres en bleu seront abordées dans ce dossier plus en détail.[1] Maguy Marin : le souffle des vaincus de l’Histoire  par Martine Maleval p.108/112 (2010)

Lions d’or Biennale de Venise

Les précédents Lions d’Or ont été remis à Merce Cunningham (1919/2009) en 1995, Carolyn Carlson (née en 1943) en 2006, Pina Bausch (1940/ 2009) en 2007, Jirí Kylián (né en 1947) en 2008, William Forsythe (né en 1949) en 2010, la ballerine Sylvie Guillem (née en 1965) en 2012, Steve Paxton (né en 1939) en 2014 et Anne Teresa De Keersmaeker (née en 1960) en 2015…

 

UNE DANSE PHILOSOPHIQUE

LE CORPS

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Bit, crédits Hervé Deroo studio Largo

Le texte prend une place prépondérante dans ses créations toutefois la rencontre entre littérature, philosophie et danse offre –t-elle un espace supplémentaire pour le corps ? Un art a-t-il plus à gagner ou à perdre qu’un autre ? demande Martine Maleval[1].

Le corps est tantôt une gueule, un masque ou une syllabe désarticulée. Il est sujet isolé, chaîne humaine (BIT) voire espèce fragmentée, morcelée. Un espace existentiel en proie aux pulsions, soumis au désenchantement, à l’humiliation et à la mort (May B).

Merleau-Ponty, fait du corps le centre de sa réflexion philosophique, le cœur même de “ l’en-soi ” et du “ pour-soi ”, une trace dans le monde ; un “ touchant-touché ” ; un “ voyant-vu ”.

Dans  Phénoménologie de la perception, il est à comprendre comme une structure qui elle-même structure le monde vécu, comme une structure, structurée et structurante, qui charge le réel « de prédicats anthropologiques. »

Un système de systèmes voué à l’inspection d’un monde. [2]

Il réaffirme également que le  corps  n’est  pas  un  objet  scientifique,  mais traduit un pouvoir de signification et d’expression. Les mouvements du corps des interprètes sont témoins d’intentions et appartiennent à l’idiome de la chorégraphe. Les spectacles de danse s’incarnent.

Vecteurs d’expression, ils peuvent être identifiés et ré-identifiés et stimulent des émotions chez les spectateurs.

Le corps comme porteur de pouvoir de signification pourrait être également à rapprocher aux propos de Wittgenstein lorsqu’il dit : « le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine ».

 

LE TEMPS ENTRE EN DANSE

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Nocturnes Source

Le temps, en philosophie, est une question majeure, il en va de même pour la danse car le mouvement prend forme dans l’espace et se déroule dans le temps. Le temps devient le grand  organisateur :  il  fixe  la  séquence  selon  laquelle  chaque mouvement  se  déroule. Jouer sur le temps, suppose d’en connaître les éléments qui le régissent.

La structuration se veut métrique ou non métrique et également interne et externe au danseur. Elle passe par un certain nombre de moyens pour assurer sa mise en œuvre. C’est principalement sous la forme du « temps qui passe » que toute existence humaine prend conscience du phénomène du Temps.

Du latin tempus, il induit la division de la durée ; Il est un moment, un instant. Il est le milieu homogène et indéfini, dans lequel se déroulent les évènements. Il est alors analogue à l’espace.

Maguy Marin a pu puiser ses réflexions sur ces notions de temporalité et d’espace au fil de ses créations.

Depuis notre expérience spectatorielle, nous pouvons expérimenter également la pensée de  Sartre, pour qui, « la réalité-humaine revient à exister, c’est-à-dire toujours assumer son être, en être responsable au lieu de le recevoir du dehors comme fait une pierre ». [1]

Et enfin, saisir les propos du chronobiologiste, Alain Reinberg, [2] pour qui le territoire est aussi du temps, du processuel, du transitionnel, du mémoriel, qui redistribue sans cesse les cartes.

Le temps comme mouvement  qui déterritorialise en reterritorialisant.

Ce que nous aurions perdu est de nouveau ré enchanté par une en-présence commune (citoyenne)- BIT.

Nocturnes est à concevoir comme une tentative d’empoigner le monde. Il s’agit d’une relecture à l’aune des corps, de l’Histoire où des images sont données à être reçues telles des instants qui tranchent la vie en morceaux.

Des noirs encore des noirs viennent scander la partition iconographique du spectacle, ils déforment et reforment un territoire narratif.

 

L’EXISTENCE ET LA MORT

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May B, Crédits Florian Jarrigeon

Toute réflexion sur l’existence doit porter sur sa finitude (la mort), ainsi que sur les thèmes de l’absurde, de l’angoisse et d’un éventuel au-delà.

Nous sommes « jetés dans le monde », « seuls et sans excuses » selon les mots de Sartre.

Pour échapper aux vertiges de l’absurde, nous faisons le choix de l’existence : «  il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté »[3] .

Puis, la crainte de la finitude de l’existence prend place. La mort n’advient que lorsque l’on est vaincu par ce qui nous est extérieur.

En considérant cela, on en vient à affirmer que la mort n’est pas la fin de la vie mais que la vie est l’histoire de la mort. C’est ce qui nous est conté dans May B et dans Nocturnes.

L’œuvre de Maguy Marin pourra aussi reprendre les propos de Schopenhauer, « la mort est le moment de l’affranchissement d’une individualité étroite et uniforme, qui, loin de constituer la substance intime de notre être, en représente bien plutôt comme une sorte d’aberration. »[1]

[1] Arthur Schopenhauer Le Monde comme volonté et comme représentation, Traduction A. Burdeau, tome 3, 1909.djvu/323[2] Historien de la philosophie française, né en 1969. [3] Eric Dardel, L’homme et la terre, Puf, 1952. [1] Jean- Paul Sartre – La transcendance de l’ego, 1935 [2] Alain Reinberg était un physiologiste français né à Paris en 1921 et décédé en 2017, [3] Jean- Paul Sartre L’existentialisme est un humanisme, 1946, Gallimard, 70 pages. [1] Docteure en Esthétique, sciences et technologie des arts [2] Maurice Merleau Ponty « phénoménologie de la perception »1945, Gallimard, 560 pages.

L’IMPORTANCE DU LIEU

Le territoire est à concevoir comme espace et environnement. On a pu distinguer en philosophie deux types d’espace.

L’espace absolu (support de toutes les figures) et l’espace abstrait des relations entre les corps. Le lieu étant le principe d’individualisation des figures dans l’espace selon Jean- François Pradeau.[2]

Maguy Marin entretient un rapport très particulier aux espaces qu’elle habite. La notion de territoire est intrinsèquement liée à sa recherche. Ce mot apparaît dans la langue française au cours du XIIIeme siècle.

Eric Dardel[3] précise sa pensée sur cette spatialisation des moments de chaque humain en indiquant que « La « situation » d’un homme,  suppose un « espace » où il se « meut » ; un ensemble de relations et d’échanges ; des directions et des distances qui fixent en quelque sorte le lieu de son existence ».

Ce qui nous rapproche grandement de Martin Heidegger et le Heimat, la «patrie», au sens de lieu d’habitation, de lieu où se déploie la présence, lieu où la langue enveloppe les relations entre les individus.

 

L’ENVIRONNEMENT

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Umwelt, crédits Hervé Deroo studio Largo

Umwelt – signifie « environnement propre » en allemand, il désigne l’environnement sensoriel propre à une espèce ou un individu, mieux rendu en Français par l’expression de « monde propre ».

Ce concept fut inventé par Jakob von Uexküll, un biologiste et philosophe allemand. L’éthologie a franchi les frontières disciplinaires et a, entre autres, été utilisée par la philosophie et l’anthropologie.

« La théorie des milieux » selon Thomas Samuel kuhn[1] en est un exemple, elle pourrait résumer l’Umwelt en « milieu ou l’environnement détermine les caractéristiques des individus qui y évoluent ».

Cette pièce du même nom fonctionne avec une écriture minimale et répétitive. Elle plonge le spectateur dans un flot continu de corps qui passent, défilent, disparaissent et réapparaissent.

Des femmes et des hommes, aux prises avec le temps, luttent dans un environnement instable. Un processus construit à partir d’une longue série ininterrompue et implacable.

Un quotidien continu et machinal qui assiège véritablement  le spectateur dans son intimité.

Cette création est une œuvre concept. Elle s’adresse à nous et nous conte la disparition du lien social et les « grands enjeux sociaux d’aujourd’hui ».

 

LA NOTION DE TERRITOIRE

« Il y a territoire dès que des composantes de milieux cessent d’être directionnelles pour devenir dimensionnelles quand elles cessent d’être fonctionnelles pour devenir expressives. Il y a territoire dès qu’il y a expressivité du rythme. C’est l’émergence de matières d’expression (qualités) qui va définir le territoire. »[1]

C’est à Toulouse que naît Maguy Marin. Ville vers laquelle elle retournera s’installer à partir de 2011 pour trois ans. De 1980 à 1990, portée par la confiance de l’équipe de la Maison des arts de Créteil, elle s’installe dans le Val de Marne.

En 1985 le Centre chorégraphique national de Créteil et du Val-de-Marne ouvre ses portes. Fidèle à ce territoire, elle y restera jusqu’en 1998 soit pendant près de 18 ans.

 

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CCN Rillieux la Pape

Implanté en 1998 dans le quartier de la Velette pour accueillir la compagnie Maguy Marin, le Centre Chorégraphique National est installé pendant 8 ans dans des locaux provisoires permettant d’adjoindre d’emblée la création à un travail de proximité avec le quartier.

Lyon fait figure, en cette fin de siècle, de nouveau territoire avec son nouveau Centre chorégraphique national à Rillieux-la-Pape.

En 2006, c’est l’arrivée d’un nouveau bâtiment. La compagnie de Maguy Marin y résidera 13 ans. 2011, c’est la nomination de Yuval Pick à la direction du CCN et c’est le retour à Toulouse pour la chorégraphe.

[1] Felix Guattari et Gilles Deleuze, Mille plateaux, Editions de Minuit, 1980, 645 pages. [1] Philosophe des sciences et historien américain (1922- 1996)

HISTOIRE ET HISTOIRE

Pièce après pièce, Maguy Marin écrit un parcours marginal, sidérant de cohérence et d’exigence. Un sillon tracé avec labeur s’inspirant autant de l’Histoire de l’art que de l’Histoire.

« L’histoire est le processus par lequel l’esprit se découvre lui-même » selon Hegel.

Le philosophe a d’ailleurs cherché à dégager le sens, immanent, de l’histoire à partir des évènements passés.

Chaque manière d’écrire l’histoire est rapportée à une faculté de l’esprit ; la première (histoire originale/spontanée et subjective)  renvoie à la conscience immédiate, la seconde (histoire réfléchissante/ reconstruction du passé- revivre en esprit), à l’entendement, la troisième à la raison (histoire pragmatique/ connaître le passé pour tirer des leçons morales, des normes de conduite.)

 

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Salves

Maguy Marin, dans ses structures narratives, nous raconte l’Histoire du monde et ne cesse de faire des va et vient entre ces trois conceptions.

Pour exemple avec Salves, elle part d’une histoire subjective et individuelle puis se tourne vers un pessimisme collectif (résultant de l’entendement).

Celui qui advient en chacun de nous lorsque l’on contemple l’Histoire du monde et qui nous invite à reconnaître notre conscience mémorielle pour en « préserver » les traces (preuves).

Walter Benjamin découvre dans le pessimisme, qu’il ne s’agit pas d’un sentiment contemplatif, mais d’un pessimisme actif, organisé, entièrement tendu vers l’objectif d’empêcher le pire.

De ce fait, pour « organiser le pessimisme », Maguy Marin passe par la sédimentation de ce processus narratif de l’Histoire.

 

LA QUESTION DE LA RÉSISTANCE

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Cap au pire, crédit Laurent Philippe

« Nulle immensité n’est plus grande qu’un détail »[1] . Foucault tend ici à rendre évident les minuscules particules des relations de pouvoir qui circulent au milieu de la vie quotidienne.

En cela le pouvoir est non extérieur, il résulterait plutôt d’une stratégie complexe dans une société : « le pouvoir n’est pas quelque chose qui s’acquiert, s’arrache ou se partage, quelque chose qu’on garde ou qu’on laisse échapper ».[2]

Donc « là où il y a pouvoir, il y a résistance ». Comme le pouvoir, la résistance emploie des tactiques et des stratégies. Maguy Marin a interrogé ce concept dans trois de ses œuvres que sont « May B », « Salves » et « Cap au pire ».

La résistance par le rythme, c’est  aussi  ce  qu’on  voit  tout  le  temps  dans  la  rue,  comment  une  vie  est  aussi  scandée  par  des  événements  très  rapides  à  certains  moments,  ou  plus  lents  à  d’autres… Comment le rythme de chacun s’articule avec celui des autres, c’est aussi celui des générations… » Nous souligne –t- elle.

Une question très politique pour elle car elle se dit fascinée par la mise en œuvre des masses, comment les solitudes se forment, et le mystère de ce flux.

Son travail est une lutte plutôt pour la concordance de ces flux, en même temps la discordance entretient une contradiction qui nourrit le collectif (BIT).

Pour Salves, la vie est morcelée, le temps et le rythme sont entre découpés  par des noirs, ce sont des moments pris sur le vif, c’est une pièce sur l’attachement, l’affection qui met en scène l’éclatement, la discorde des scènes de ménage, la violence de la séparation comme un ultime combat.

Cap au pire, enfin,  est une traduction d’un texte de Samuel Beckett dans un langage chorégraphique hanté par l’attente, l’épuisement et la mort, marqué par le caractère mécanique des actes, un perpétuel questionnement qui trébuche et avance par hoquets et par sauts, essayer jusqu’à l’épuisement tel serait le leitmotiv.

[1] (Foucault, 2010 [1975], p. 164).[2] (Foucault, 2010 [1976], p. 123-124).

LA QUESTION DE L’ENGAGEMENT

Maguy Marin a effectué un travail remarquable de création autant que de terrain depuis plusieurs décennies. Elle est militante, l’engagement- fils du temps- tient au fait de « donner en gage ».

S’engager c’est aussi quitter et accepter le changement, accepter d’être altéré dans ses certitudes et entamé par ce que l’on a à vivre.

Ce pourquoi l’idée de la déprise, avec elle, a tout son sens. Un laboratoire de formes peut prendre sens lorsqu’il s’agit de dépeindre son travail.

Elle possède le don de créer des « sculptures d’images », des images polyphoniques et en mouvement.

C’est grâce à l’invention de son langage scénique, que cette matière intègre son vocabulaire, sa grammaire et sa syntaxe.

« Ramdam » a été créé en 2015, il se définit comme un centre d’art. Activé par une équipe d’artistes mais aussi par des membres actifs issus d’autres sphères, d’une équipe passionnée de salariés de RAMDAM et de la Cie Maguy Marin ainsi que de nombreux bénévole.

Ce projet est aussi celui des adhérents par leur soutien. Il est un espace du commun sous toutes ses formes, il propose un mouvement permanent des territoires d’expérimentation.

 

LE CONCEPT DE L’ALTÉRITE

La Compagnie et ses danseurs

Le concept de l’altérité fut développé par Emmanuel Levinas (dans une série d’essais écrite entre 1967 et 1989, collectés dans le recueil Altérité et transcendance publié en 1995). Il y voit une recherche sur la relation avec autrui.

Pour sortir de cette solitude qu’il décrit comme désespoir ou isolement dans l’angoisse, l’être humain peut emprunter deux chemins, soit de la connaissance, soit de la sociabilité. Éthique et Infini, recueil publié en 1982,  rassemble des dialogues entre Emmanuel Levinas et Philippe Nemo.

Il y défend que l’Autre est visage et qu’il faut l’accueillir. Le regard apporté, à ce moment, serait créateur de la véritable rencontre avec cet Autre. Il convient de comprendre que dans une relation d’altérité, il y a un engagement réciproque, une responsabilité entre et sur l’un de l’autre. Cela pourrait être ainsi que nous pourrions définir la relation qu’entretint Maguy Marin à ses danseurs.

Certains danseurs, fidèles et complices de ses créations, sont présents à ses côté depuis plusieurs décennies tels qu’Ulises Alvarez et Adolfo Vargas qui l’a rejoignent  respectivement en 1986 et 1983. Sa costumière de toujours ou presque, fidèle depuis Jaleo en 1983, l’architecte et décoratrice, Montserrat Casanova ajoute à ces rencontres son caractère déterminant.

Depuis, Description d’un combat (2009), en passant par Babel Babel, Hymen, Cendrillon, Eden, Leçons de ténèbres, Les Sept Péchés capitaux, Coups d’Etat, Groosland, Coppelia, Waterzoï, Ha ! Ha !, Turba, elle est encore présente pour sa dernière création Deux mille dix sept.

Il en va de même pour la responsabilité réciproque qu’elle et son fils, David Mambouch, entretiennent au sujet du patrimoine familial que représente May B. En effet, cette œuvre a été conçue en 1981 alors qu’elle était enceinte de lui, d’ailleurs, après avoir conjointement envisagé l’idée, un film documentaire biographique est sorti le 6 mars 2019, Maguy Marin L’urgence d’agir. Elle lui a également dédié le solo, Singspiele, en 2014.

Le ballet de l’opéra de Lyon

Cendrillon de Maguy Marin fut, à l’époque de sa création en 1985, accueillit comme une révolution pour le Ballet de l’Opéra de Lyon. Pour la première fois, une des artistes phares de la danse contemporaine s’attaquait à une relecture de l’un des classiques les plus prisés du monde du ballet.

Ce ballet en 3 actes, d’après le conte de Charles Perrault, sur la musique de Prokofiev, dérouta pour le caractère grotesque et pour l’instinct de révolte que semblait posséder Cendrillon.

Sa force aujourd’hui réside encore dans l’apparente simplicité de la chorégraphie. Ce à quoi se superpose un vocabulaire immédiatement perceptible, ce qui confère à ce spectacle une dimension tout public. Les masques et la danse nous révèlent des pantomimes sans maniérisme. L’enfance est alors racontée.

Depuis 1985, Maguy Marin a poursuivi la collaboration avec le ballet de l’Opéra de Lyon, avec, notamment la relecture de Coppelia de Léo Delibes en 1994. Avec la complicité du chef d’orchestre Kent Nagano (directeur de 1988 à 1998), Maguy Marin a raccourcit l’œuvre en supprimant le dernier acte.

Puis, elle créera la Grande Fugue (Beethoven) en 2001, désormais inscrite au répertoire depuis 2006.

 

LES AUTRES INTERTEXTUALITÉS

Une intertextualité pourrait se définir par la redécouverte des traces, parfois disséminées inconsciemment par l’auteur toutefois elle à comprendre de façon plus large : dans Palimpseste[1],  Gérard Genette[2] nomme transtextualité « tout ce qui met un texte, en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes ».

MAY B & BECKETT

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Samuel Beckett, Londres, 1980, John Minihan

La chorégraphe entretient une passion pour le théâtre. Ses pièces seraient, elles aussi, des textes. Alors qu’elle rencontre Samuel Beckett, son «père d’élection», ce dernier lui dit: «Soyez irrespectueuse ».

« Ce travail sur l’œuvre de Samuel Beckett, dont la gestuelle et l’atmosphère théâtrale sont en contradiction avec la performance physique et esthétique du danseur,  a été pour nous la base d’un déchiffrage secret de nos gestes les plus intimes, les plus ignorés », dit- elle.

C’est lui qui lui indiqua le choix musical de Schubert, et c’est depuis la lecture de Fin de partie  que Maguy Marin évoque le « bouleversement » suscitées par ses didascalies. Après un rendez-vous avec Paul Puaux, du Festival d’Avignon, en décembre 1980, elle conçoit, en une heure, les grands motifs de son futur spectacle, une guirlande de loqueteux sans âge aspirée par le néant de la vie sans aucun texte précis, mais des borborygmes, des hoquets, des souffles.

« Faire pied, faire bouche, faire danse » avec des corps désacralisés.

Ce travail porte sur un centre de gravité bas, May B renvoie aux danses primitives. Le fonctionnement par séquences dissocie et introduit, elles trouvent leur origine avec le mot « rien ».

Une danse, elle aussi, faite de didascalies qui nous invite à la lecture du tome 2 de l’obsolescence de L’homme de Günter Anders[3] pour croiser avec un écho saisissant  ce regard d’un pessimisme extraordinaire, habité par le désespoir et le combat, mais dont la flamme résiste avec une rare puissance.

[1] Essai paru en 1982, aux éditions du Seuil [2] Né en 1930 à Paris, est un critique littéraire et théoricien français de la littérature [3] Günther Anders est un penseur, journaliste et essayiste allemand puis autrichien (1902-1992)

Quad et autres pièces pour la télévision de Samuel Beckett, L’épuisé de Gilles Deleuze font parties des œuvres citées dans May B.

Stefano Genetti[1] souligne que « Chacun suivant son horizon esthétique et sa sensibilité par rapport aux questionnements existentiels, spéculatifs et poétiques dont l’œuvre de Beckett est porteuse, ces chorégraphes explorent les conditions et les limites de la production et de la perception du geste, ils repensent la conscience et l’expérience du corps dans son rapport à l’espace et à la durée, au sol et à l’autre, ils mettent en tension état de corps et prise de parole, d’après Beckett et avec Beckett. »

Gilles Deleuze[2] et la notion d’axe vertical apparait bien sûr:

« L’axe vertical, c’était quoi ? C’était la posture de l’homme en tant qu’être debout […] La littérature ça faisait quand même des années et des années que Beckett nous avait lancé un certain nombre de personnages et que ces personnages avaient essentiellement et littérairement affaire avec l’axe vertical. Et la question, comment abandonner l’axe vertical ? Comment cesser d’être debout ?  »

UMWELT

Pour la création d’Umwelt (vue dans la partie « Environnement » en amont du dossier) en 2004, Maguy Marin lit Spinoza,  L’Ethique.

Ce livre n’est publiée qu’à la mort de Spinoza, en 1677, pour éviter la censure, il sera d’ailleurs interdit dès l’année suivante.

Pourquoi ? Parce que Spinoza aborde Dieu comme La nature, au sens où il serait donc défini comme substance ayant une infinité d’attributs. C’est donc là un des premiers philosophes qui, au 17ème siècle, développe, de manière dissimulée un athéisme au cœur de sa philosophie.

Le plan de ce livre, pour parvenir à cette explication, repose sur cinq items répartis de manière progressive:

  • De Dieu,
  • De la nature et de l’origine de l’âme,
  • De l’origine et de la nature des passions,
  • De l’esclavage de l’homme ou de la force des passions
  • De la puissance de l’entendement, ou de la liberté humaine.

D’autre part, avec les questions soulevées par les notions de déchets et d’espèces, nous pouvons aussi croiser les réflexions de Gilbert Simondon dans son livre «L’individu et sa genèse physico-biologique »[1]. Il voit  l’individuation comme  un  processus  vital  capable  d’assumer  un  « système  physique ».

L’individuation enveloppe  les  espèces  dans  le  monde  physique,  c’est-à-dire  qu’il  y  a création  d’un  système  physique  ou  d’un  système  chimique  à  partir  de  plusieurs  espèces différentes.

Umwelt serait l’espace où des corps en tant qu’espèces se trouveraient aux prises avec le temps (enveloppe/ monde physique), luttant avec leur propre image (création de plusieurs espèces) au sein d’un environnement instable et chaotique.

Leurs images seraient sauvegardées grâce à ce  dispositif perceptif fait de portes, de miroirs, d’ouvertures et de fermetures.

[1] L’individu et sa genèse physico-biologique, paru en 1964 [1] Stefano Genetti, « Projections chorégraphiques beckettiennes : pour un corpus en danse », Recherches en danse [En ligne], Focus, mis en ligne le 15 décembre 2015, consulté le 28 février 2018. [2] Gilles Deleuze – Cinéma cours 23 du 23/11/82

SALVES

Une  lecture  de Salves, la création de  Maguy Marin en collaboration avec Denis Mariotte créée à la Biennale de la danse à Lyon en septembre 2010, permet ici de réfléchir à ce que danser veut dire.

La chorégraphe convoque trois auteurs pour expliquer son approche théâtrale, Hannah Arendt, Walter Benjamin et Georges Didi-Huberman.

Hannah Arendt écrit que « l’homme ouvre par sa présence une brèche dans le continuum du temps entre passé et futur, faisant ainsi dévier les forces antagonistes très légèrement de leur direction initiale en créant une force diagonale qui ressemble à ce que les physiciens appellent un parallélogramme de forces ».

Salves fait aussi allusion à la «perte de l’expérience» de Walter Benjamin provoquée par la répétition des catastrophes collectives du XXe siècle qui ont transformé le présent en un champ de ruines dépourvu d’inscription dans l’histoire, c’est-à-dire sans mémoire ni devenir.

Cette œuvre chorégraphique tire sur les fils invisibles de l’Histoire et met en scène l’urgence à recoller les morceaux tout en essayant de construire, encore et toujours.

Georges Didi-Huberman nous propose dans son livre, Survivance des lucioles

« d’élever, dans chaque situation particulière, cette chute à la dignité, à la beauté nouvelle, en faisant de cette pauvreté même une expérience selon la leçon de Walter Benjamin pour qui déclin n’est pas disparition».

Pour cela, Maguy Marin nous invite à « travailler donc à faire surgir ces forces diagonales résistantes, sources de moments inestimables qui survivent à l’oubli, ces voix qui, du fond des temps, nous font signe et à travailler notre pessimisme et nos peurs et ainsi échapper à celle, ambiante, qui nous écrase et nous rend impuissants, tristes et fourbus».

Il nous faudra traverser une mémoire commune et considérer pourtant une perte de l’expérience « ces séquences  décrivent  un  monde  bouleversé  qui  n’a plus  ni  suites  ni  évidences  et  au  sein  duquel  tout  se mêle,  intime  et  collectif,  famille  et  politique,  culture savante  et  culture  populaire,  rapports  interpersonnels et  réminiscences  historiques »[1] comme l’indique Eric Vautrin dans « Salves de Maguy Marin, la danse au moment du danger ».

[1] Eric Vautrin. Salves de Maguy Marin, la danse au moment du danger. Théâtre / Public, Assoc.Théâtre/Public / Editions Théâtrales, 2012, ”Etats de la scène actuelle 2009-2011”, pp.8-15.

Pour conclure

De cette excursion philosophique en terre chorégraphique, nous pouvons, aussi, relever que les écrits littéraires sur la danse sont, ceux, célèbres de Paul  Valéry[1] et de Mallarmé. Les autobiographies des grands danseurs tels Nijinski ou Duncan ou encore le texte « Poétique  de  la danse  contemporaine » [2]de Laurence Louppe nous  invitent à la croisée de l’esthétique, de la philosophie et des sciences humaines.

La danse serait cet art en acte. Selon le philosophe, Renaud Barbaras, dans «Vie et intentionnalité. Recherches phénoménologiques »[3]

[1] La philosophie de la danse, 1938 [2] Edition 1997 et 2007, édition contredanse, 351 pages [3] Paru en 2003 aux éditions J. Vrin

La danse serait un art pilote.

Maguy Marin représenterait cette guide qui questionne le medium corporel – primordial pour l’art chorégraphique- en le bousculant, en le retranchant et en le sublimant grâce à une conception de la matière corps singulière.

Elle serait une tentative d’illustration d’un art traversé par l’agitation qui bouscule le monde, en effet, la puissance émotionnelle que revendique son art est sans repos. Ses créations prennent sources et origines dans des espaces divers, des « recoins » d’histoires individuelles à même d’être à la fois des échos universels et des anamorphoses.

Ancrée dans ce réel, elle opte pour une posture combattive forgée par des ressources notamment « philosophiques ». Comment ne pas voir de multiples ponts et croisements voire similitudes dans l’approche de Beckett – grand lecteur de Schopenhauer et présence essentielle dans l’œuvre de Maguy Marin– et Nietzsche.

Il écrivait que « l’artiste a le pouvoir de réveiller la force d’agir qui sommeille dans d’autres âmes ».

Maguy Marin, dans ce qu’elle puise, s’adresse à notre corps et à notre conscience pour provoquer des sursauts,  des chocs esthétiques et aiguiser nos sens.

La chorégraphe explore, décortique, dévoile et démontre à partir d’elle et de nous, que toute trace, tout souvenir relève d’une forme « archivable », en soi, disponible et indisponible mais activable à tout instant. Une cognition interceptée et mise à jour par un travail chorégraphique.

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Isabelle Pompe, écrit mis à jour le 18 mars 2019 à l’occasion de la sortie du film « Maguy Marin, l’urgence d’agir. »

Vous pouvez poursuivre votre lecture avec l’expérience de spectateur :Danse contemporaine, Trois fugues

Cet article n’est pas libre de droits.

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Sources

Beauquel Julie, Esthétique de la danse PUR (Rennes) 08.01.2015
Noisette Philippe, Danse contemporaine, mode d’emploi, Flammarion, 2010, 255 pages.
Danse et littérature : enjeux esthétiques, éthiques et politiques de leur rencontre dans l’œuvre de Maguy Marin par Évelyne Clavier (Sous la direction de Roland Huesca. Thèses en préparation à l’Université de Lorraine, dans le cadre de École doctorale Fernand Braudel (Nancy-Metz) depuis le 28-01-2013.)
Cécile Schenck, « Maguy Marin, Denis Mariotte : « Un mot à mot avec les moyens du plateau » », Scénographie, 1 | 2013, 51-71.
Cie Maguy Marin- dossier de presse/ Umwelt (création 2004) Nouvelle production 2013.
Gilles Deleuze ou le système du Multiple, Philippe Mengue, 1994, Editions Kimé. (Cairn 28.02.2018)
Projections chorégraphiques beckettiennes : pour un corpus en danse, Stefano Genetti (recherches en danse)
La danse contemporaine française, parcours thématique, En Scènes (INA) par Rosita Boisseau
Réception du spectacle chorégraphique : d’une description fonctionnelle à l’analyse esthétique par Philippe Guisgand, Staps n° 74, page 142.
Lire le mouvement dansé par Philippe Guisgand, Staps n° 89 (2010) page 128.
Maguy Marin : le souffle des vaincus de l’Histoire par Martine Maleval, Études théâtrales, 2010 N° 49, page 208.
« Que reste-t-il de Mudra ? Sur les traces d’une école mythique » par Alexia Psarolis- Revues. BE (Revues littéraires et artistiques en langues française et endogènes) Printemps 2016.
Danser à Mudra : histoires, parcours et témoignages sur l’école-laboratoire de Maurice Béjart À propos de GENEVOIS Dominique, Mudra, 103 rue Bara. L’école de Maurice Béjart 1970-1988, Bruxelles, Contredanse, 2016 par  Stéphanie Gonçalves.
Podcast France Culture : Maguy Marin, ça quand même (24/03/2017) émission à voix nue  par Nedjma Bouakra en 5 tomes.
Fuir la nuit, Bit de Maguy marin/ les petits matins émission par Émilie Chaudet, 09.02.2017 .
Université paris 8/ La voix de Gilles Deleuze en ligne (cours N° 72)
L’individualisation chez Gilbert Simondon (conférence Nantes, 19 mars 2004. Société d’Histoire et d’Épistémologie des Sciences de la Vie/ SHESVIE.